2003-2004 : 150 ans de présence indienne
en Guadeloupe et en Martinique.
 

LA SHAKTI dans l'hindouisme

par Safa Saliéti

Travail de séminaire
effectué sous la direction de Nayak Anand

Université de Fribourg, Suisse, Février/ Mars 2003.
 


 
Consuelo Marlin
Consuelo Marlin, étoile martiniquaise de Bharata-Natyam, évoquant Shakti, l'épouse de Shiva le danseur cosmique.

 
Table des matières

I. Introduction

II.Le concept de Shakti 

a) Shakti dans la cosmologie

  • Le cosmos
  • Le rôle de la Shakti

b) La Shakti dans la mythologie

  • Dans les textes mythologiques
  • La Shakti dans le panthéon hindou

III La Shakti dans L'Inde actuelle

  a) La Shakti : son lien avec le tantrisme

  • Généralités
  • Le rite de Maithuna
  • Le symbole linga-yoni
  • La Shakti dans le yoga

c) La Mère divine

  • Adoration de la femme
  • La Shakti sous ses aspects terrifiants

c) La réalisation de la Shakti

IV Conclusion

V Bibliographie

Safa

Safa Salieti est française et fait ses études en Suisse. Née en 1980 à Goa en Inde d'un père français et d'une mère allemande. Etant bilingue, elle a choisi de faire ses études à Fribourg où elle peut suivre les cours en français et en allemand.

Safa étudie la science des religions, en se spécialisant sur le bouddhisme et sur l'hindouisme. Elle termine actuellement le cursus des cours obligatoires et se penche maintenant sur son travail de diplôme, qui portera sur la bioéthique dans l'hindouisme, et plus spécifiquement sur la recherche sur les cellules souches.

I. Introduction

«Quoi que se soit,
où que se soit, que se soit l'Être ou le Non-Être,
tout est Toi !
Toi, l'Energie de l'Univers,
comment pourrais-je te chanter ?»1

Au temps des Veda déjà, l'homme tentait de pénétrer les secrets de la Shakti, de celle grâce à qui les choses sont ce qu'elles sont. Si des Hymnes millénaires ne sont pas parvenus à nous donner une définition claire de ce qu'est la Shakti, c'est peut être parce qu'elle ne se laisse pas saisir: elle est au delà de concret et de l'abstrait, tout et rien en même temps, plénitude et vide, elle reste à jamais insaisissable à l'entendement humain: comment pourrait-on arrêter un concept par rapport à ce qui est au delà de toute conceptualisation? Une telle démarche serait non seulement vouée à l'échec mais aussi totalement absurde aux yeux de l'hindouisme, pour qui la Shakti est bien plus qu'une idée: elle est une réalité empirique à part entière et ne peut être saisi que dans l'expérience individuelle. L'hindouisme en effet, répugne à séparer la théorie de la pratique et tente toujours d'humaniser la métaphysique, de faire un lien entre la transcendance et la réalité humaine. Ce lien, c'est la Shakti elle-même, à la fois dans sa dimension cosmique et dans sa dimension physique individuelle: Shakti, l'énergie cosmique, l'énergie créatrice, réside à la fois dans l'infinité de la création et dans la finitude de l'humanité; tout en restant inaccessible, elle fait partie intégrante du quotidien : force active, conscience manifestée de dieu, Nature Primordiale, elle est présente en toute chose et en chacune d nous, elle est le lien entre le macrocosme et le microcosme, elle est «ce qui lie le danseur à la musique»2 ...

Je n'ai pas la prétention dans ce travail, de donner une définition de ce qu'est réellement, la Shakti, si tant est qu'on puisse la réduire à de simples mots, mon objectif est bien plus modeste: à travers ces quelques pages, nous tenterons de comprendre ensemble quelques uns des aspects sous lesquels Shakti se manifeste et les différentes formes qu'elle peut prendre pour la compréhension humaine en général et occidentale en particulier.. Ayant dû limiter le nombre de pages, je vous prie d'excuser les raccourcis que j'ai été obligé de faire en évoquant trop brièvement des aspects qui auraient nécessités un approfondissement ou de meilleures explications. Ces aspects touchent surtout le cadre dans lequel Shakti se manifeste (sivaïsme, tantrisme, yoga...) mais puisque certains d'entre nous se sont penchés plus sérieusement sur ces sujets, je compte sur leurs apports précieux pour compléter les pages qui vont suivrent...

SHAKTI/SHIVA
Shiva-Shakti sous l'aspect androgine de Kaamesvara-Kaamesvari
symbolise la totalité issue de la conjonction des principes
et des attributs masculins et féminins.
Source mandala.com

 

II. Le concept de Shakti

a) La Shakti dans la cosmologie

Le cosmos

Pour commencer il nous faut faire un petit détour par une brève explication quant à la perception que l'hindouisme à du cosmos.

L'univers tel que nous le percevons s'inscrit à la fois dans l'espace et dans le temps. Or, dans l'hindouisme, le temps n'est pas conçu de façon linéaire comme s'est le cas dans la pensée occidentale, mais de façon cyclique. On peut ainsi distinguer deux phases qui se succèdent alternativement: un temps de création et un temps de destruction. Lorsque la création se matérialise l'univers se déploie dans toute sa majesté à partir d'une masse de matière et d'énergie (Shakti) qui n'est autre que le reste d'un univers précédent (shésha). A la fin des temps, lorsque la roue du Dharma (Dharmachakra) à fait un tour complet, l'univers se résorbe peu à peu, concentrant tous les éléments en un nouveau reste qui à son tour servira de base à la création de l'univers suivant... Dans ce mouvement cyclique à deux temps, la création, bien qu'elle change de forme, perdure éternellement: il n'y a ni véritable commencement, ni fin absolue : la création, tout comme la destruction, sont relatives, et du point de vue ultime, il n'y a ni création ni anéantissement.

Or, si une telle explication répond aux questions que peut se poser la métaphysique, elle ne satisfait pas la conscience religieuse qui s'émerveille devant l'harmonie et la beauté de l'ordre universel. L'homme à besoin d'une figure personnalisée à qui adresser ses louanges, son émerveillement et sa reconnaissance.

Le rôle de la Shakti

Afin de répondre à cette exigence, la cosmologie fait appelle à un deux concepts: l' Essence (brahman) et l'Existence (pradhana). Bien que l'un et l'autre de ces termes soient désignés par des mots neutres, certaines Upanishads introduisent furtivement un dualisme sexuée remplacent Brahman par «Purusha» (terme masculin qui signifie homme, mâle), et pradhana par Prakriti (mot féminin qui signifie matière, forme), développant ainsi une dichotomie Esprit (Purusha) / Nature (Prakriti).3 On peut ainsi parler de deux états complémentaires, sexuellement opposés mais tous deux nécessaires à l'apparition de la vie. Or, donner un caractère sexué au Principe de Création, c'est déjà en quelques sortes antropomorphiser, donner un caractère terrestre permettant le culte. La divinisation du concept abstrait passe en effet très souvent par l'attribution d'un genre. L'hindouisme étant basé sur le patriarcat, les textes sacrés ont tout naturellement perçu l'être créateur comme masculin. Les mythes parlent de Prajapati (pat i, père, maître et praja, êtres vivants, humains): le père de l'humanité. Mais comment concevoir un père engendreur sans une mère pour recevoir la semence et la faire fructifier jusqu'à la naissance proprement dite ?

Cet aspect féminin, cette énergie créatrice c'est la Shakti, la forme (conceptuelle) qui permet à l'esprit (Purusha) de se manifester, de se matérialiser.

Même si c'est généralement l'aspect masculin qui est au centre des mythes relatifs à la création, il existe des textes qui semblent «oublier» le rôle du père engendreur au seul profit de la mère. Son rôle est illustré par les mythes de la tradition tantrique, dans lesquels la Shakti, perçue comme énergie cosmique, est la seule garante de la conservation et de l'harmonie universelle. Il existe par exemple un texte védique relatant la naissance des dieux Adityas (dont l'un d'eux donnera naissance à l'humanité), dans lequel Aditi, la déesse des origines opère seule le sacrifice qui lui permettra d'engendrer ses fils. Nul référence n'est faite à Prajapati ou à Purusha . Il semble que la Shakti y opère tout à fait seule. D'ailleurs son nom même est très significatif, Aditi signifie liberté, ce qui parait impliquer qu'elle ne dépend personne. Un autre mythe raconte comment Aditi à enfanté successivement l'espace, le Ciel, la Terre et enfin un Dieu : Daksha, avec lequel elle s'unit pour donner naissance aux autres dieux. Daksha étant un autre nom du Père-Engendreur Prajapati, il faut en conclure qu'il est lui-même né d' Aditi par parthénogenèse. C'est donc bien l'énergie féminine, la shakti, qui anime et préside à la mise en ordre de l'univers.

Plus encore, dans certains Upanishads (Shakta-Upanishads) la puissance originelle est plutôt appelée Shakti que Brahman, utilisant ainsi un vocabulaire féminin et non neutre, et par voie de conséquence, d'assimiler cette puissance à une déesse et non un dieu. Le Purusha (masculin, l'esprit) n'est pas totalement absent mais on insiste sur sa passivité et c'est la Nature seule qui est agissante. Etant divine, c'est à elle qu'il faut vouer le culte, ce que ne manque pas d'ailleurs, de revendiquer les adeptes du tantrisme.

Remarquons cependant que si de tels textes existent, ils sont assez rares et donc largement minoritaires dans le corpus de textes hindous. Quoiqu'il en soit, s'il varie en importance, le rôle de la Shakti n'en est pas moins indispensable dans la cosmologie hindoue.

b) La Shakti dans la mythologie

Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, la Shakti joue un rôle tout à fait central dans les mythes de création de l'univers. Tantôt primordiale, tantôt secondaire, son rôle est indispensable : elle permet le passage du concept à la matérialisation, du Créateur à sa Création; la Shakti est par-là même un médiateur, un intermédiaire indispensable entre les hommes et le Principe Supérieur.

La Shakti dans la mythologie

Si le polythéisme religieux des Veda cite une très grande liste de divinités à invoquer lors des cérémonies lithurgiques, ces divinités sont en grande majorité des divinités masculines: Agni. Indra, Varuna.... Ces dieux assument des fonctions cosmiques semblables à celles des chefs de famille dans le monde terrestre. Le monde des Dieux étant sensé être le reflet du monde humain et de sa vie sociale, les dieux devraient donc avoir des épouses: effectivement, de temps à autres et de façon très furtive, les textes nous donnent des indications sur les parèdres de certains dieux, mais elles ne sont généralement désignées que par un adjectif d'appartenance: Indrani, Varuni, Arjuni...: celle d'Indra, celle de Varuna, celle d'Arjuna... Reste que la majorité des dieux n'ont pas d'épouses.

Bien qu'il arrive dans quelques cas rares que des déesses soient désignées de façon autonome (Usas, Aditi, Saraswati...) cette apparente autonomie ne fait pas référence à une indépendance véritable:  Aditi n'existe que par rapport aux Aditias dont elle est la mère... et d'une façon générale, la plupart de ces noms de déesses ne sont que des appellatifs anthropomorphes par rapport aux phénomènes naturels: Usas: l'aube ; Saraswati : la rivière... A la limite, tout mot sanskrit féminin peut devenir une déesse s'il désigne quelque chose de bénéfique (une force, un pouvoir, et ce justement parce que l'energie, la force, c'est la Shakti).

Il existe une exception que nous allons prendre le temps d'évoquer, c'est le cas de la déesse Vac, la Parole. Elle à une importance toute particulière, car elle fait le lien entre le concept et sa matérialisation, ce qui est exactement le rôle de la Shakti. C'est la parole qui décide de ce qui arrive, ce qui sera créer selon ses décrets. Dans certains hymnes védiques4, Vac est présentée comme la mère des dieux, c'est elle qui les nomme et les individualise : le fait de dire, de nommer les choses, c' est d'un point de vue métaphysique leur donner une existence. La Shakti, la Parole créatrice porte en elle le germe du cosmos et le déploie dans la vibration sonore. La force créatrice de la parole est retranscrite dans l'hindouisme par les nombreuses invocations , prières et récitations de mantra qui sont indispensables à l'ascèse et à l'élévation spirituelle.

Quoiqu'il en soit, dans les Veda, la liste des noms divin féminin est très courte et on ne peut pas ouvertement parler de mythologie féminine. Ce n'est que bien après la période védique que se construit une mythologie comparable à la mythologie gréco-romaine dans laquelle les personnalités féminines peuvent s'émanciper pleinement. Ce sont les grandes épopées (Ramayana, Mahabarata), dans les purana (VI ème au XVIème siècle) et surtout dans les textes tantriques que la Shakti se manifeste sous couvert d'un visage divin. Elles adoptent alors une rôle de filles, d'épouses, de mère et gagnent beaucoup en importance et en autonomie.

La Shakti dans le panthéon hindou

La synthèse hindoue à donc pourvu chaque dieu d'une figure féminine qui symbolise la faculté créatrice du dieu, sa capacité de relation avec le cosmos et les êtres. Dans l'Inde actuelle, les figures féminines sont non seulement très présentes, mais aussi très populaires auprès des fidèles. Ainsi, si pratiquement chaque dieu à une épouse attitrée, il existe également des divinités féminines autonomes tel que Durga, Kali, Kumari, Bairavi, Rudrani. Ces déesses prennent des formes très nombreuses et spécifiques selon les régions, car tout comme Shiva, il est dit que sa Shakti à 1008 noms...

De plus, même si la déesse en question ne se définit là encore, que par rapport à son époux, dans les récits mythiques elle à souvent une grand pouvoir de décision : ainsi selon la légende, c'est Parvati qui choisit de séduire Siva et de l'épouser alors qu'il s'était retiré dans les montagnes en ascèse après la mort de sa première épouse.

D'autre part, si les déesses sont des épouses, elles ne sont pas mères comme c'est le cas des femmes humaines: même Parvati, mère de Ganesh et de Skanda (Kartikaya), ne les as pas mis au monde de façon normale: elle à crée Ganesh à partir d'une goutte de sa sueur, alors que Skanda est né d'une goutte du sperme de Shiva tombé dans le Gange alors qu'il la regardait danser. Parvati n'a donc jamais été enceinte et elle n'a jamais enfanté. La mythologie donne aux déesses le beau rôle, quitte à négliger dans certains cas le pouvoir du dieu.

Maintenant que nous avons survolé les aspects mythologiques dans lesquels le pouvoir de la Shakti se manifeste, venons en à ce qui nous intéresse plus particulièrement en vue du voyage que nous allons faire et de nos éventuelles rencontres avec le culte voué à la Shakti.

III. La Shakti dans l'Inde actuelle

a) La Shakti dans son lien avec le tantrisme

Généralités

Si a Shakti dans sa manifestation féminine de la déesse pénètre toutes les sphères de la religiosité populaire, elle est tout particulièrement exaltée dans le phénomène tantrique. Sans pouvoir entrer dans les détails du tantrisme, disons simplement que l'aspect qui nous occupe ici, la Shakti est évoquée dans les textes du corpus que l'on nomme Shaktatantra et qui sont rattachés à la tradition shivaïste. Dans ces textes Shiva et Shakti sont totalement inséparables, complémentaires et parfois même identifiés à une seule et même unité divine. Les adeptes du tantrisme conçoivent la divinité comme polarisée en deux aspects, masculin et féminin, l'aspect féminin étant celui qui est actif, celui de la puissance, de la Shakti. Le cosmos y est perçu comme le déploiement de l'énergie féminine et le culte consiste à manipuler cette puissance. Selon une phrase célèbre de ce courant religieux, «Il n'y a pas de Shiva sans Shakti ni de Shakti sans Shiva»5 ce qui a amené les occidentaux à assimiler le shaktisme au tantrisme. Or, si la Shakti est un point essentiel du tantrisme, elle est plus ou moins importante selon les écoles, et le culte de la déesse dépasse très largement le champ tantrique. Le tantrisme vise l'unification des polarités sur tous les plans et dans tous les domaines. Ainsi, il s'agit dans les rites de réaliser complètement les vérités abstraites, métaphysiques et cosmologiques: l'acteur éprouve et met en jeu ces concepts pour les réaliser dans le plan physique. Il faut réunir les deux pôles, l'énergie (Shakti) et la Conscience Divine (Shiva), qui demeurent indissolublement unis dan l'absolu. Et s'il est légitime de privilégier l'un de ces deux pôles, il ne faut pas aller jusqu'à ignorer l'autre qui a toujours une place dans le «Tout. Dans son application, le tantrisme le plus élevé transcende les oppositions superficielles entre contemplation et action, repos et mouvement, ascèse et jouissance... Naturellement, cette union n'est pas limitée à l'ordre symbolique et il existe des rites et des pratiques tantriques qui visent à réaliser concrètement cette unification notamment par l'accomplissement codifié de l'acte sexuel.

Le rite de maithuna  :

Cet aspect du tantrisme bien que rare, à fortement marqué les esprits occidentaux et à donné lieu à de multiples spéculations dues à l'imagination fertile des hommes dès qu'il est question de mystère et de secret. Ces cérémonies sont en effet réservées à un cercle très restreint de d'initiés et leur déroulement est gardé secret. L'union physique, à travers la sexualité, bien qu'elle existe est le plus souvent d'ordre symbolique ou de l'ordre de la visualisation. Dans ces rites le choix de la partenaire est essentiel (ce choix est d'ailleurs laissé au maître de la cérémonie) car la femme y symbolise l'énergie primordiale, la Shakti, avec laquelle le principe mâle s'unit pour réaliser concrètement la plénitude de l'union des polarités. La femme cesse d'être aux yeux de l'adepte une simple créature humaine pour devenir réellement la Shakti.

Le symbole linga-yoni

Shiva-linga
Culte du Shiva-linga. Photo-Source

L'union sexuelle, qui transcende les corps physiques pour rappeler l'union primordiale de la Conscience et de l'Energie (Purusha et Prakriti), est symbolisée par le linga, phallus qui représente le principe mâle, et le yoni, un vagin, matrice de la vie, qui prend la forme d'une coupe ou d'une urne et qui symbolise l'énergie de la Nature, la Shakti. Ce signe que nous avons rencontré très fréquemment dans les différents temples que nous avons visité, représente l'union dualiste surgit de l'immensité primordiale indifférenciée et il n'a rien d'obscène pour la religiosité hindoue: il ne s'agit pas de sexualité physique mais plutôt une union d'ordre universel. Toute création est considérée comme l'unification de Shiva et de Shakti: la matière de la création est un réceptacle (yoni) et la semence divine le principe de vie.

Le culte autour de ce symbole permet d'adorer l'invisible à travers le visible, il est un pas entre l'immanent et le transcendant.

 

Shivalinga.
Shivalinga. Source : Centro Yoga Paramarta

b) La Shakti dans le yoga

Parmi les différents yoga que le disciple doit pratiquer, c'est le laya-yoga qui nous intéresse ici plus particulièrement dans le sens où c'est celui qui intègre la dimension de la Shakti. Laya signifie dissolution, il s'agit de la dissolution de l'être dans la conscience cosmique. Cette forme de yoga insiste sur l'éveil et l'orientation de la force, de l'énergie cosmique (de la Shakti), latente qui est chacun de nous et qui est alors appelée Kundalini. La Shakti est ici symbolisée par une serpente enroulée sur elle-même à la base de la colonne vertébrale. Il s'agit donc par les différentes disciplines d'éveiller peu à peu cette énergie et de la faire remonter jusqu'au sommet du crâne, où se situe le point de contact avec le Supérieur. Cette union mystique avec l'énergie primordiale est le but de toute ascèse car le microcosme humain rejoint alors l'infinité du macrocosme, or il est dit dans les textes tantriques que la Kundalini habite aussi bien le micro- que le macrocosme, l'homme et l'univers. Nous retrouvons ici l'étymologie du mot yoga, qui vient de la racine yuj , union, réunir, mettre ensemble. Il s'agit d'unir l'aspect individuel de Shakti (Kundalini)à son aspect universel et transcendant.

c) Le culte de la Mère Divine

Ce culte fait échos à la maternité de Dieu, la Mère universelle dont tous les êtres et tous les phénomènes sont les enfants. Cette vision de la Shakti fait référence au mythe fondateur de Purusha et de Prakriti dans lequel Prakriti est vue comme la partie active, créatrice de l'énergie primordiale et est perçu comme la seule entité réellement digne du culte parce que c'est elle qui engendre le monde. Bien que la Mère Divine soit un concept théorique l'hindouisme en à fait une partie intégrante du quotidien, en faisant de la femme une manifestation concrète de la divine maternité de la Shakti :

L'adoration de la femme  

Dans certaines conditions, certaines femmes permettent à l'être humain d'entrevoir la Shakti, de laisser transparaître la lumière divine. C'est le cas notamment chez de très jeunes filles, qui par la pureté qu'elles incarnent sont ainsi véritablement sacralisées. Au Népal par exemple, on choisit régulièrement une jeune enfant de cinq à six ans, la Kumari, qui ferra alors l'objet d'un véritable culte dévotionnel jusqu'à sa maturité sexuelle. Lorsque par ses menstruations elle redevient humaine, elle est remplacée par une nouvelle enfant divine. Le sentiment que la déesse est présente en chaque femme est très largement répandu en Inde: il est en effet commun de nommer toute femme Mataj i ou Ama, terme respectueux qui signifie mère. Si l'appellatif en question est le plus souvent donné à des femmes d'âge mur qui sont probablement effectivement mère, il peut également être donné à de jeunes filles, voir même à des enfants. La maternité évoquée fait ainsi à la fois écho au pouvoir de fertilité et de fécondité de la femme, mais aussi et surtout au fait qu'elles soient le reflet de la Mère Divine, de la Shakti.

La Shakti sous ses aspects terrifiants

Si la Shakti incarne l'énergie maternelle, tendre, protectrice et aimante de la Mère divine, elle incarne également l'aspect inverse car Shakti est une totalité, une plénitude qui possède à ce titre des polaritées qui, si elles semblent s'opposer, sont en réalité tout à fait complémentaires. Elle possède donc une face noire (Kali), mystérieuse et terrifiante qu'il nous faut reconnaître et adorer au même titre que ses aspects lumineux. En effet, puisque tout ce qui naît doit mourir et que Shakti symbolise l'énergie créatrice, l'impulsion qui permet à la vie de se manifester, il est logique que son rôle soit également associé de près ou de loin à la cessation de cette manifestation, à la mort. Comme nous le savons, Shakti est intimement liée à Siva. Or, dans la trinité hindoue (Trimurti) on attribut à Siva le qualificatif de «destructeur» (à coté créateur: Brahma et du conservateur Visnu). Ces trois aspects sont nécessaires à la vie et il n'y a aucune connotation péjorative dans le terme destructeur tout juste de la crainte révérencielle. C'est donc Shiva, qui à la fin des temps, sous sa forme de danseur cosmique (Nataraj) préside à la destruction de l'univers. La fin, la mort qui effraie tant les humains les as amené à concevoir Shiva sous un aspect terrifiant: Bhairav. Cet aspect terrifiant de Siva est surtout vénéré sous la forme de son énergie manifeste, la Shakti qui lui correspond: Bhairavi la Terrible, Mahakala le Grand Temps, Kali la Noire, Chinnamasta la Décapitée qui tient sa tête dans ses main et qui boit son propre sang, Durga l'Inaccessible... Dans cet aspect, la Shakti prend la forme d'une déesse cruelle, sanglante et sans merci. Bien qu'effrayant, nous avons pu constater que cet aspect est très présent dans les cultes populaires et que la plupart des temples ont quelque part une statuette de l'une de ces déesses. Ces emblèmes de l'énergie féminine, qui peuvent paraître monstrueux pour des occidentaux non avertis sont pour les hindous des symboles salvateurs dépourvus de toute agressivité personnelle. Elles éveillent en l'homme la crainte révérencielle de Dieu faisant ainsi naître en lui l'amour et la dévotion. On ne peut en effet dissocier les aspects maternels, doux et lumineux de la Shakti de ses aspects plus redoutables. L'énergie créatrice est tout à la fois la vie et la mort et l'homme doit l'honorer et l'aimer dans ces deux rôles «car elle nous aime et ne veut rien d'autre que notre délivrance».6

Naturellement, la délivrance véritable tant recherchée par le pratiquant ne peut être atteinte que si Shakti nous en fait la Grâce.

d) La réalisation de la Shakti

Tous les grands mystiques hindous insistent sur le fait qu'on ne peut finalement connaître Shakti qu'en en faisant l' expérience... Or, si Shakti à bien des manières de se manifester elle en est la seule maîtresse: sa caractéristique est de surprendre et de déborder l'individu qui s'était enfermé dans des repères mentaux pour le surprendre là où il ne s'y attend pas. Le temps de la Shakti ne peut se réduire à des événements plus ou moins extraordinaires tels que des visions, des extases... elle induit bien plus: l'émergence d'un nouvel état de conscience, comme si l'on voyait le monde pour la toute première fois. Il est très difficile de parler de la réalisation de la Shakti car il s'agit d'une expérience qui va bien au delà des mots et des concepts descriptifs que peut fournir une personne extérieure. Pour Sri Anirvan, parler de Shakti sans en avoir fait l'expérience serait comme parler d'un choc électrique à des personnes qui ne connaissent pas l'électricité...7 Dans cet état, on ne peut que constater les choses, sans pouvoir ni vouloir les qualifier: «la merveilleuse effervescence de l'énergie ne doit être troublée par aucune évaluation, par aucun préjugé»8 tous les livres sont des purs moyens : inutiles à qui ne connaît pas encore la déesse et inutiles à qui la connaît déjà » 9

IV. Conclusion

Nous avons donc vu à travers ce petit voyage dans le monde de la Shakti, qu'elle pénètre tout aussi bien les sphères de la métaphysique (Prakriti), de la mythologie védique (Aditi, Vac), du panthéon hindou actuel (Parvati, Kali, Durga, Laksmi, Saraswati...) que celles plus matérielles des pratiques rituelles (yoga, tantrisme) et du quotidien (vénération de la Mère Divine au travers de la femme); dans ces différentes dimensions dans lesquelles la Shakti intervient, elle est vénérée sous des formes paisibles tout comme dans des visions plus destructrices et effrayantes... Car tous les aspects de Shakti sont complémentaires: elle englobe toutes les réalités et toutes les abstractions. A la fois puissance et conscience, force et sens qui oriente cette force elle est une médiatrice, un relais entre le corps et l'esprit, entre l'homme et le divin. «De la même façon que les dieux ne peuvent agir que par leurs capacité intrinsèque (Shakti au sens de l'énergie divine), l'esprit ne peut régir le corps qu'avec l'assistance de la Shakti qui l'habite».10 dans cette médiation entre l'homme et le transcendent on peut distinguer trois manière d'être par lesquelles la Shakti se manifeste selon les plans:

Transcendante  : La Shakti originelle qui se tient au-dessus des mondes et sert de trait-d'union entre la création et la créature, entre l'homme et le mystère non manifesté du Supérieur.

Universelle  : Jaganmatri, la Mahashakti cosmique qui crée et qui contient tous les êtres, qui anime et qui dirige les forces et les processus du monde phénoménal. Dans son aspect externe, elle se manifeste alors dans la Nature de toute chose.

Individuelle  : dans notre monde inférieur d'ignorance, le monde de la vie et du corps, elle nous soutient et nous conduit à travers l'obscurité vers notre but.11

Nous pouvons tenter de saisir conceptuellement ces trois manières d'être, mais seule l'expérience de sa sublime réalité peut nous approcher un tant soit peu de Sa Vérité.

V. Bibliographie

  • Bandyaopadhyay Pranab  : The Godess of Tantra . Ed. Punthi-Pushak. Calcutta . 1988.
  • Brosse Thérèse  : Sri Aurobindo-Mère : Shiva-Shakti . Ed. Dervy livres. Paris.1984.
  • Danielou Alain  : Shiva et Dionysos . Ed. Fayard : Paris . 1979.
  • Danielou Alain b et Karputri Swami  : Le mystère du culte du linga  : ED. Du Relié. Paris. 1993.
  • Dhavanany Mariasusai  : La spiritualité hindoue . Ed. Beauchesne : Paris : 1997.
  • Delumeau Jean  (sous la direction de) : Le fait religieux. Hindouisme . Ed. Fayard. Paris . 1993.
  • Eliade Mircea  (sous la direction de) : The Encyclopedia of Religion . Ed. Macaillon : New York . 1987. Volume 8, 15.
  • Feuga Pierre  : Cinq visages de la Déesse . Ed. Le Mail : Paris. 1989.
  • Muckerjee Ajit et Khanna Madhu  : Die Welt des Tantra . Ed. Thomas et Hudson : Londres 1977.
  • Muckerjee Ajit  : La Kundalini : l'éveil de l'énergie  : Ed. Thomas et Hudson : Londres. 1982.
  • Reymond Lizelle  : Shakti ou l'expérience Spirituelle . Ed. Derain. Lyon. 1951.
  • Tardan Masquelier Ysé  : Encyclopédie des religions. Les religions de l'Inde . p. 907-925. Ed.
  • Tardan Masquelier Ysé  : Encyclopédie des religions. Le tantrisme . P. 955-961.
  • Varenne Jean  : L'enseignement de la Divine Shakti . Anthologie des textes tantriques. Ed. Grasset & Fasquelle. Paris. 1995.

Notes

  1. Hymne à la Mère des Dieux. Varenne Jean : L'Enseignement secret de la divine Shakti. Ed. Grasset. Paris . 1995. P. 236.
     
  2. Reymond Lizelle : Shakti ou l'Expérience spirituelle. Ed. Derain. Lyon. 1951. P. 13.
     
  3. Voir Jean Varenne. P. 90.
     
  4. Varenne Jean : L'enseignement de la Divine Shakti. Ed, Grasset. Paris . 1995. P. 57.
     
  5. Feuga Pierre : Les cinq visages de la déesse. Ed. Le Mail. Paris. 1989. P. 11.
     
  6. Feuge Pierre : Cinq visages de la déesse.Ed. Le Mail. Paris. 1989. P. 119.
     
  7. Reymond Lizelle : Shakti ou l'Expérience Spirituelle. Ed. Derain. Lyon. 1951. P. 8.
     
  8. Feuge Pierre. Op. Cit. p. 147.
     
  9. Kulachudamani Tantra, I, 24-25. In : Feuge Pierre. Op. Cit. p. 12.
      
  10. Varenne jean . Op. Cit. p. 33.
     
  11. Voir Brosse thérèse : Sri Aurobindo-Mère : Shiva-Shakti. Ed. Dervy. Paris. 1984. P. 57-58.

    

Salieti Safa
Route du champ fleuri, 3
CH-1700 Fribourg (Suisse)
Mail

 

Lectures conseillées : L'hindouisme.

Commémoration du cent-cinquantenaire de l'arrivée des premiers indiens en Martinique et en Guadeloupe.
 

Paramarta
 
 
logo