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LE MASSIF DES ILLUSIONS
(éloge de la poésie haïtienne)

à Jean Claude Fignolé, poète après Vilaire,
dépositaire de tant de réflexion

par Saint-John Kauss

En pdf (1 MB) ici.

TABLE DES TEXTES

Avant-Propos

I.   Les Écoles littéraires haïtiennes

II. Poètes Haïtiens d’aujourd’hui

III. La Poésie Haïtienne Contemporaine

  • La poésie haïtienne au Québec
  • La poésie haïtienne contemporaine
  • La poésie haïtienne d’expression créole
  • La poésie féminine haïtienne
  • La race des grands poètes

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Avant-Propos

«Nous écrivons et nous imprimons, notre nation a déjà eu des écrivains et
des poètes, qui ont défendu sa cause et célébré sa gloire.»

Pompéi Valentin (Baron de Vastey)

De toutes les littératures connues du monde entier, que celle d’Haiti soit différente de celles des autres pays, souligne du coup son originalité. Née dans la brutalité de la guerre pour l’Indépendance et face à la nécessité d’une société en gestation, nos littérateurs, parlons surtout des poètes, avaient choisi l’engagement et par la suite l’esthétisme du Romantisme et des Parnassiens pour leur servir de modèles. Des Pionniers à Ignace Nau et Coriolan Ardouin, d’Oswald Durand jusqu’aux poètes de la Ronde, les emprunts formels aux courants littéraires français avaient été dénoncés, et l’on prônait, sans équivoque, l’élaboration d’une littérature «plus nationale», selon les propos mêmes du poète et nouvelliste Ignace Nau (1808?-1839?). Dès lors et jusqu’à nos jours, toutes les avenues figuratives ou fondamentales, capables de lui assurer cette originalité, ont été explorées: de l’engagement socio-politique (René Depestre) au souci de la perfection formelle (Etzer Vilaire et Léon Laleau); du culte de la couleur locale (Oswald Durand) à l’art intégral et universel du Surpluréalisme. Ceci dit, que les choix esthétiques se bousculent et s’appliquent, c’est avant tout et d’abord pour manifester une réelle compréhension de l’état des lieux et de la poétique universelle; et secondement, afin d’aboutir à la sélection toute naturelle de l’émergence d’une littérature particulièrement haitienne et humaine. L’Indigénisme ou la Négritude locale, le Surréalisme de Breton et le Spiralisme de Frankétienne, en Haïti, ont de peu assumé toutes les composantes fondamentales de l’authenticité haitienne formulées au début du siècle passé par Jean Price-Mars. Son ouvrage, Ainsi Parla l’Oncle (1928), qui demeure la somme des applications possibles du folklore et de l’ethnodrame haitiens à tous les niveaux, doit être relu et réutilisé pour la promotion et la survie de notre culture surtout dans la diaspora, c’est-à-dire hors d’Haïti. Après Jean-François Brierre et Jacques Stephen Alexis, toutes les possibilités littéraires et linguistiques s’offraient déjà à nous, et l’on a su, sans hésitations, participer à la grande fête du « réalisme merveilleux » tel que consacré et honoré par les Sud-américains. Frankétienne, avec Ultravocal (1972), ne nous a-t-il pas étonnés en imprimant cette suite formelle, cette cure de désintoxication verbale, cette charge des expressions antillaises que l’on ne saurait guère étudier jusqu’au bout? Les poètes de Haïti Littéraire, n’ont-ils pas privilégié l’Intimisme ou le lyrisme des cœurs tendres et malheureux de l’exil pour mieux éviter ou plutôt échapper aux affres de la dictature duvalérienne et autres avatars de ce genre? Effectivement, d’autres schèmes de notre histoire de peuple ont été depuis lors, c’est-à-dire après Jean Price-Mars, élaborés, et l’on doit aujourd’hui s’entendre sur le fait que l’émigration massive des Haïtiens et leur interrelation raciale avec les autres peuples (Afrique, Canada, France, Mexique, USA, etc.) ont carrément changé les donnes de la dynamique politico-sociale et littéraire du pays.

Les intellectuels haïtiens, paradoxalement, grâce aux dictatures successives et grâce à la multiplicité de leurs expériences à l’étranger, ont de vive voix gagné le pari des apparences, c’est-à-dire l’élargissement des lieux et des principes de la Connaissance et du Savoir. D’autres traditions littéraires ainsi que d’autres techniques de recherches formelles (Nouveau Roman) ont été identifiées et adaptées par les écrivains, principalement les romanciers, en Haïti ou en exil. Les ouvrages de poètes tels Oswald Durand (Rires et Pleurs, 1896), Etzer Vilaire (Poésies complètes, 1914- 1919), Jean -F. Brierre (La nuit, 1955; La source, 1956), Magloire Saint-Aude (Dialogue de mes lampes, 1941), René Depestre (Gerbe de sang, 1946; Poète à Cuba, 1976), Anthony Phelps (Mon pays que voici, 1968; La bélièere caraibe, 1980), René Philoctète (Ces îles qui marchent, 1969), Serge Legagneur (Textes interdits, 1966), Davertige (Idem, 1962) et quelques autres ont tracé à coup sûr l’évolution de la Poésie en Haïti dans un délai et dans l’espace insulaire approprié. Les plus jeunes de la génération 1980-2000 ont rapporté, de leur côté, une vision plus américaine de l’écriture, l’influence de grands poètes surtout québécois et américains étant en cause.

Cet ensemble d’articles, pour la plupart déjà publiés, est le résultat de mon acharnement et d’une lecture systématique d’auteurs aimés et appréciés par votre serviteur, autant de sujets à réflexion aux fins d’un élargissement des champs de la matière ou de la matière poétique.

74, Sunny Ridge Lane
 Andes, NY (Delaware County).
Juillet 2007

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I
Les Écoles littéraires haïtiennes

LE GROUPE DE LA RONDE
OU LA GÉNÉRATION DE L'OCCUPATION (1898-1927)

Au tournant du siècle dernier, un certain vent de pessimisme semblait encore souffler sur l'existence de notre littérature en tant qu'entité nationale.  Dans ce cafouillis de détresse, une vague portion de l'élite haïtienne, en majorité des poètes, subjuguée par le bel esprit de faire d'Haïti une province culturelle française, allait jusqu'à promouvoir une certaine esthétique contemplative, retrouvant la paix dans le seul plaisir d'écrire, au détriment de l'ordre à établir et du bonheur à espérer pour la nation haïtienne. Ils s'appelaient principalement Georges Sylvain, Etzer Vilaire, Seymour Pradel, Charles Moravia, Edmond Laforest et Damoclès Vieux. D'autres, des romanciers, s'occupaient plutôt à repenser, avec les cendres du passé, des récits tantôt réalistes, tantôt burlesques et qui relevaient d'une prise de conscience telle que les tares et les décevances de l'élite haïtienne furent étalées au grand jour. Citons Fréderic Marcelin, Justin Lhérisson, Fernand Hibbert et Antoine Innocent. La plupart des œuvres de ces derniers écrivains ne nous laissent aucun doute quant à leur engagement social.  D'autres productions, surtout des poêtes, conçues dans la beauté et la splendeur, nous obligeraient plutôt à nier une réalité fondamentale qui est pourtant nôtre en tant que peuple appelé à perdurer avec un idéal, donc, nous forceraient à utiliser d'autres instruments de mesure.

Au milieu de cette complaisance, de la distanciation qui prend forme et débouche sur le réel: Justin Lhérisson et Seymour Pradel fondent Jeune Haïti (1895-1898); la revue La Ronde qui prend la relève disparaît elle aussi à la mort de son directeur Pétion Gérôme (1902).  Sur la base d'un renouveau mythique, autour de Georges Sylvain et Dantès Bellegarde, les initiés à la nouvelle tendance, à coups de slogans forfaitaires, se sont promis de former une véritable Ronde et d'auréoler leur œuvre d'un cachet vraiment national.  Fût-ce possible?  Etzer Vilaire qui s'est joint au groupe vers 1901 résumera, un peu plus tard, en termes clairs, les impératifs de la nouvelle école, dans une sorte de manifeste déguisé en avant-propos de ses Poèmes de la mort (1907).

Avant-propos des "Poèmes de la mort":

"Entre treize et quatorze ans, un livre de vers dû à la plume d'un haïtien me tomba entre les mains...  Le livre ne valait rien - j'étais loin de m'en douter alors - mais il parlait de choses qui m'étaient familières, de la ouanga-néguesse, du bambou et de bamboula...  Cela suffisait pour prêter à l'ouvrage le plus insipide du mérite et du charme...

Hélas! La plupart de mes compatriotes n'ont guère une plus haute conception poétique et pensent comme l'enfant que j'étais! Aujourd'hui encore, pour exciter leur admiration, pour qu'ils s'extasient sur les merveilles de ce qu'ils appellent la littérature nationale, il suffit d'un palmiste au bout de méchantes rimes, dans des phrases décousues et où le sens commun, le bon goût et la langue française sont, tour à tour, et quelquefois tous ensemble, outragés avec une fougue toute tropicale...

Je sens trop les obligations d'honneur qui naissent pour moi de l'estime des gens de goût et de notre élite intellectuelle. Et jusqu'au moment d'affronter la publicité en France et de déterminer de ce coup ma tentative littéraire, j'ai revu, refondu, amendé mes œuvres avec une persévérance et un courage... dignes peut-être d'une meilleure cause. C'est qu'aussi la langue française est quelque chose que je vénère et que je redoute; et rien ne me tourmente plus que l'insaisissable perfection, les décevances du rêve d'art à jamais inaccessible dans sa splendeur de beauté idéale.

Par honneur autant que par goût, je me laisserais mourir à la tâche si je ne me devais trop à ma famille qui va augmentant pour me consacrer à la poursuite du grand rêve de ma vie. Ce rêve, c'est l'avènement d'une élite haïtienne dans l'histoire littéraire de la France, la production d'œuvres fortes qui puissent s'imposer à l'attention de notre métropole intellectuelle, faire avouer que nous n'avons pas toujours démérité d'elle, que l'esprit français refleurit originalement chez nous, mêlé à la vigoureuse sève africaine, que nous ne sommes pas trop indignes de l'hospitalité intelligente et de cette maternelle protection du génie que Paris accorde aux écrivains de la Belgique et de la Suisse romande, par exemple. Ce rêve d'une consécration étrangère de nos aptitudes littéraires n'a rien de commun avec une ambition égoïste: c'est une ambition éminemment patriotique qui a dirigé tous mes efforts, inspiré la plupart de mes œuvres et dignifié ma vie. Et mon chagrin le plus profond, c'est de voir à quel point mes compatriotes s'écartent de ce haut idéal, dans leur désir irréfléchi d'improviser une littérature autonome.  Ils ne s'aperçoivent pas qu'à force de rechercher une originalité de surface et factice, d'imprimer un caractère de réalisme purement local, étroit et banal à des œuvres impuissantes et avortées, ils mettent à la mode un langage bâtard qui n'est ni tout à fait le patois créole, ni surtout du français. L'on ne me fera pas croire que cette tentative d'une littérature populaire haïtienne qui serait le triomphe de la sottise provient de l'égarement de l'orgueil national; elle n'est autre chose qu'une inspiration, une misérable ressource de la paresse effrayée des difficultés qu'on trouve à s'approprier le génie d'une langue étrangère".

(Etzer Vilaire)  

"On peut hasarder sans témérité", écrivait Georges Sylvain, "qu'Etzer Vilaire est de tous nos poètes celui dont les vers rendent le plus fréquemment le son de la grande poésie, j'entends celui qui a su éclairer des images les plus éclatantes, les pensées les plus hautes et les plus profondes. À ce titre, il gardera, croyons-nous, sur la jeunesse son merveilleux pouvoir d'attraction, aussi longtemps que se perpétuera dans le souvenir des hommes une poésie haïtienne." À ce stade, il serait beaucoup plus évident d'interroger "l'articulation des déclarations théoriques et de la pratique littéraire"1 des poètes de La Ronde. Ces derniers, en effet, tendaient à un idéal universaliste et puisaient dans l'imaginaire en vue de leur libération de l'oppression quotidienne locale. Cette lutte à laquelle ils conviaient les intellectuels du pays ne présentait guère aucune garantie quant à la libération économique, politique et culturelle de la nation. Bien plus, les masses n'avaient rien à gagner, car toute forme de colonialisme (politique, culturel ou économique) ne pouvait qu'entraver leur progrès social. Si les questions essentielles de la réalité nationale étaient mises au rancart par des membres de l'élite petite-bourgeoise haïtienne d'alors (exception faite surtout de Georges Sylvain pour ses multiples contestations à caractère socio-politique), c'est sans doute parce que l'expérience du colonialisme politique a fait naître de part et d'autre des préjugés, d'où le souci de certains intellectuels à sauvegarder les intérêts de leur propre classe.

Nous ne prétendons point ici imposer une solution, une réponse au problème de cette génération, ni ne cherchons à savoir si les poètes de La Ronde ont été ou non des évadés ou des nationaux, mais nous observons tout simplement que cette littérature de l'universalisme se réalisait en dehors du déchirement et des contradictions sociales qui sévissaient dans le pays tout entier. Sur le plan politique, d'abord, une crise généralisée sévissait dans le monde: la guerre franco-allemande, au cours de la seconde moitié du 19e siècle (1870-1871), avait saccagé toute l'Europe;  puis ce fut un régime de paix armée qui motiva en 1891 et en 1907 la réunion des conférences de La Haye. Or depuis 1865, parallèlement, les États-Unis connurent de graves problèmes économiques. Ils tournèrent alors leur regard vers Panama - en 1881, date à laquelle débutent les travaux de forage du canal interocéanique; c'est aussi l'époque (1891) où Washington exigeait du gouvernement haïtien la concession du Môle Saint-Nicolas. L'installation d'un gouvernement américain à Cuba le 1er janvier  1899, devait permettre au gouvernement des États-Unis de ravir à la nation naissante la base navale de Guantanamo (1903). Ce sera bientôt le fâcheux "Plan économique" pour Haïti, l'Emprunt de 1910, puis le débarquement des marines au Cap-Haïtien et à Port-au-Prince, et la guerre des Cacos.  Au milieu de ce tohu-bohu et des multiples manifestations populaires contre l'injustice sociale, les préoccupations principales des poètes de La Ronde se limitaient à prouver la "péréquation des facultés esthétiques du nègre et du blanc."2

Nous reconnaissons, bien sûr, à la littérature de La Ronde le droit d'exister à partir d'un certain souci de la forme, donc, d'une certaine esthétique, mais nous comprenons mal le dénouement, cette recanalisation de la conscience collective dans ce courant de contradictions. En fait, ce qu'il y a de révolutionnaire chez les poètes de La Ronde, ce n'est ni le tragique vilairien, ni la mélancolie de Sylvain, ni même cette idéologie religieuse chrétienne de Laforest, c'est peut-être, et surtout, cette remontée à la source de la réflexion métaphysique que certains critiques interprètent comme un refus de coopérer à la dévalorisation des idéaux, lorsque même ce refus se manifeste par un renouement avec l'ancienne métropole.

L'INVASION SURRÉALISTE EN HAITI
(Magloire Saint-Aude: avril 1912- mai 1971)

Dès 1924, en France, le tout-Paris vrombissait à l’ère du surréalisme, une école de pensée que l'on avait appris à digérer en des termes durs et résistants:

"Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement de la pensée.  Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.  Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'association négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.  Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie."3

C'est ainsi qu'Aragon et Éluard, dans les années qui suivirent 1930, avaient cru bon remouler ce courant d'idées en rétablissant "le lien entre la liberté du langage et la présence de l'événement". Curieusement, dès les années 40, en Haïti, la tendance surréaliste aura dressé en parallèle à tous les actes de l'Indigénisme4  un mur greffé de mots obscurs et de paroles magiques, contre tout ordre, où le désordre établi était connaissance et mémoire.  Plus on minimisait l'enjeu véritable de réel affrontement, plus cette nouvelle apparition devenait terrifiante.

"En poésie", disait Léon LaLeau, "ce qui compte, c'est le coeur guidé par la raison."  Ainsi, après un flirt déraisonné à la tribune des Griots, survinrent Magloire Saint-Aude et ses dialogues si abstraits dans leurs dimensions historiques et politiques. Mais qu'a pu gagner le surréalisme de cette confrontation avec l'Indigénisme?

"Et tel de nos poètes, n'étant plus notre seul surréaliste, se réfugie dans la fierté chronologique d'en être le premier en date."5  Cette autre phrase de Léon Laleau dit bien l'ouverture incroyable que se sont fait l'apparence, la parole et "le désespoir orgueilleux de Saint-Aude".  Si toute l'importance de l'œuvre du poète "repose dans sa situation de rupture avec les codes dominants" de l'époque, il faut aussi s'interroger sur la raison de ce changement brusque et sur le bouleversement psychologique qu'a connu l'auteur du Déchu (1956).  Car avant d'être un poète surréaliste, Saint-Aude ou Clément Magloire Fils avait entre-temps fait paraître dans le tout premier numéro de la revue Les Griots (juillet-août-septembre 1938) une nouvelle à caractère indigéniste:  Ledest ou le gangan de Hinche.  Et dès 1932, alors qu'il était âgé de 20 ans, on pouvait déjà lire dans La Relève une demi-douzaine de ses poèmes où le Frère Raphaël Berrou a décelé l'influence du Gide des Nourritures terrestres.

Entre l'œuvre réaliste de Saint-Aude et celle surréaliste du dit poète naît et gît un monde absolument paradoxal et inconnu, ce qui a porté certains critiques à parler "d'accident dans la carrière littéraire de Clément Magloire Fils". Car, entre les deux premières œuvres surréalistes de Saint-Aude (Dialogue de mes lampes, 1941; Tabou, 1941) et son recueil Déchu (1956), il faut remarquer tout un vide de quinze ans - la quête de l'inconscient! - au cours duquel ont été publiés un roman, Parias (1949), et deux récits, Ombres et reflets (1952) et Veillée (1956). Mais pourquoi ce tour à tour d'esthétique? Est-ce dans l'inconscient que demeure la clef de ce mystère.

Gérard Daumec qualifiait Saint-Aude de "surréaliste jusqu'à la moelle". Édris Saint-Amand, dans son Essai d'explication de "Dialogue de mes lampes", dénie toutefois à Saint-Aude le titre de "vrai surréaliste", en affirmant que ce dernier ne composait pas ses poèmes dans "l'état de passivité absolue que réclame le surréalisme". Ne faut-il donc pas se demander quel genre de surréalisme pratiquait alors Saint-Aude? Il y a soixante ans de cela, la rupture entre Breton, Aragon et Éluard témoignait - et témoigne encore aujourd'hui - d'une nouvelle politique surréaliste. Cette chère confusion aura permis à Saint-Aude de régner en esthète et de mettre fin, du moins en Haïti, à cette forme de surréalisme niant la logique des formes et la suite dans les idées.  Poésie (celle de Magloire Saint-Aude) volontairement close, si l'on peut dire, aux accents arabes où les fresques d'événements, les réflexions sociales ou politiques se cachent dans l'interstice des mots bardés de considérations politico-philosophiques. L'œuvre ne se lit pas pour ce qu'elle est: de la poésie avec des jeux de mots! Elle porte au contraire à équivoque. Ce serait plutôt à l'auteur de se réveiller là où il se repose en paix pour nous assaillir de projets fous et de souvenirs, d'autres préoccupations et concessions.

Du surréalisme, de l'hermétisme, du mysticisme, de l'ésotérisme, et tout cela semble rejoindre l'effroyable moyen d'action de cette poésie où se côtoient le bien et le mal sous l'oeil impuissant de la fragilité humaine. Et pourtant, la poésie de Saint-Aude reste et restera une œuvre où gravitent sa vie et son destin, une œuvre vouée "à la réflexion aussi éternelle qu'universelle". En effet, si Saint-Aude, dès 1941, s'est révélé le premier de nos poètes à apprécier l'apport du surréalisme aux portes de l'esprit et de la chose littéraire, l'année 1945 aura été la consécration officielle, en Haïti, du surréalisme qui fit jaillir tant de figures aujourd'hui célèbres.

"Dort enfin ma ferraille
Qui m'eut aimé
Aux issues, aux cités de mon image."

                                                              (Saint-Aude)

André Breton ne cachait guère sa joie, et les maîtres de l'époque, tour à tour, saluaient en fin de compte l'imposteur agréé.
                                                                             
«Douze à quinze vers, pas davantage, je comprends votre désir: la pierre philosophale ou presque, la note inouïe qui dompte le tumulte, la dent unique où la roue d'angoisse engrène sur l'extase.  On cherche qui, depuis le Sphinx, eût, dans de telles limites, réussi à arrêter le passant.  Dans la poésie française, parfois, Scève, Nerval, Mallarmé, Apollinaire...  Mais vous savez bien que tout est beaucoup trop lâché aujourd'hui.  Il y a une seule exception: Magloire-Saint-Aude.

Quand je me demande pour l'impression de quelle œuvre contemporaine il ne saurait y avoir de trop beaux caractères - le langage et l'attitude poétique y étant pour moi constamment portés à leur point suprême, je reviens infailliblement aux deux très minces plaquettes: Dialogue de mes Lampes et Tabou, publiées en Haïti (1941) par Magloire-Saint-Aude. Que les quelque deux cents vers qui les composent n'aient pas encore tenté un éditeur français témoignerait à soi seul d'une défaillance du sens de la qualité.

Ici, enfin, plus de confidences ineptes. Le superbe dédain du poète, au berceau de qui la fée caraïbe a rencontré la "fée africaine" surprise par Rimbaud, et dont je n'oublierai jamais les accents d'un soir - porteurs de l'île prodigieuse - l'abrite heureusement de nos rumeurs, impassible et hors d'atteinte à côté d'une bouteille de rhum.»

André Breton, in "La Clé des champs", 1953

C'est en 1949 qu'André Rousseaux déclarait de son côté:

"Quand on aura mis au point les déconvenues littéraires d'après 1945, quand l'accident existentialiste aura été ramené à ses proportions passagères et relatives, il apparaîtra peut-être que l'événement le plus important de ces dernières années aura été l'accès du surréalisme à une nouvelle zone de développement, d'influence, de considération. Certains ont plaisanté, comme un signe d'indigence de la seconde après-guerre, cette vogue à retardement d'une nouveauté qui a un bon quart de siècle derrière elle. Mais il n'y a ni nouveauté, ni retardataires pour courir après, quand il s'agit d'un mouvement créateur, à partir duquel la vie ne cesse pas d'être remise en marche. Alors, ce qui a pu paraître d'abord insolite (toute création commence par déranger des habitudes) se révèle comme principe d'un mouvement qu'on attendait sans s'en douter. Ce qui a semblé phénomène exceptionnel, destiné à passer comme un météore, montre ses ressources de continuité, de fécondité, de progression.  En ce sens, l'extension récente de l'art et de la pensée surréalistes, non certes auprès du grand public, mais dans des cercles assez étendus, ne représente ni une mode, ni une poussée de snobisme, encore moins une de ces vulgarisations tardives qui sont la fleur d'arrière-saison d'un arbre à son déclin. Ce n'est pas non plus une de ces reconnaissances, d'aspect officiel, qui risquent de stériliser autant que de stabiliser le mouvement qu'elles sanctionnent. Une révolution créatrice ne s'arrête pas. Celle du surréalisme fait aujourd'hui éclater un peu plus avant son œuvre et son action.

On sait comment cela s'est accompli. Il est d'abord arrivé que, dans ce qu'on a cru être une éclosion de poètes nouveaux pendant la guerre, l'apport le plus valable est venu de ce que le surréalisme avait fourni de talents qualifiés. Un Éluard, un Aragon, furent les hommes qui passèrent de l'admiration d'une élite à la grande notoriété. Leur authenticité, comme on dit, aurait pu en souffrir. Il est rare que l'homme du petit nombre devienne celui du grand sans que les motifs qu'il a d'être estimé ne subissent un abaissement. Sur le chemin qui va de l'action de salut public à l'action politique, les poètes que nous venons de nommer n'ont pas évité ce danger. Mais le surréalisme lui-même n'en a pas été atteint. Loin de paraître dépassé par certaines évolutions personnelles, et de se laisser classer parmi les choses que leur âge immobilise, il a montré, au lendemain de la guerre, son aptitude à vivre avec une énergie et une pureté sans défaillance. Osons dire que, dans ces dernières années, c'est une des rares valeurs françaises qui ne se soient pas avilies dans l'équivoque et dans l'imposture."6

L'histoire du surréalisme en Haïti a valu ce qu'elle vaut. À l'heure où l'Indigénisme situait la vie littéraire et où la Négritude marquait le pas pour une littérature originale, nègre et de qualité, où tant de confusions traduisaient l'état de panique qui sévissait, un nouvel âge devrait surgir aux antipodes du savoir et de la création littéraire. Magloire Saint-Aude, d'une nouveauté absolument incroyable, aurait donc été le premier dans l'éclosion des poètes à suivre la nouvelle voie, tel un météore qu'on attendait sans s'en douter. Cette attirance a su gagner d'autres cours, et l'on pouvait déjà analyser, dès 1945, les motifs de cette idylle chez des poètes comme René Bélance et Hamilton Garoute. Devrions-nous être enchantés par le passage (à long terme) de ce courant français dans les recoins de notre inconscient?

Si l'image du surréalisme était des fois mêlée aux signes cabalistiques d'un dogme difficile à avaler, là-bas, en Haïti, le pouvoir poétique privé balbutiait une certaine rupture qui serait bien regrettable à défaut d'une réalisation positive de l'art surréaliste, c'est-à-dire des surréalistes "héritiers et continuateurs des grands lucifériens, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont". Le métal de la poésie du futur venait d'être magistralement révélé, et ce, d'une manière assez originale. Le grand style, l'éclair de la concision, la qualité des textes, à peine reconnus de nos compatriotes d'alors, aurait galvanisé l'esprit gaulois. Des poètes connus des années 60-70, dont Jacques Charlier et Jean-Richard Laforest, à travers respectivement des œuvres telles Le Scapulaire des armuriers (1976) et Le Divan des alternances (1978), se sont livrés à cette vision de l'heure. C'est qu'ils ont choisi de s'asseoir vigoureusement dans le monde psychique des surréalistes.

René Bélance (Épaule d'ombre, 1945) et Hamilton Garoute (Jets Lucides, 1945), furent deux illuminés à peine avisés du surréalisme. Par contre, Jacques Charlier (Le scapulaire des armuriers, 1976), Jean-Richard Laforest (Le divan des alternances, 1978), Serge Legagneur (Textes en croix, 1978) ainsi que Robert Manuel (Otofonik, 1982), Robert Berrouët-Oriol (Lettres urbaines, 1986) et Jean St-Charles (Phase, 1986), n'ont eu ni le goût, ni le courage de s'écarter du dogme surréaliste, quitte à se faire étiqueter de poètes d'élite ou d'écrivains désuets. C'est en ce sens que nous craignons d'invoquer la "révolution" de l'intelligentsia française, au sens profond du mot, sur nos valeurs internes, sans pourtant dire que ce coup de force littéraire avait enfanté dans la terreur. Parallèlement, si le monde qui avoisinait le triomphe de ces premiers surréalistes haïtiens fut un monde indécis et amovible, la nouvelle génération, conséquemment à l'Amour qu'ont porté les écrivains des générations précédentes à la démesure littéraire française, semble aussi s'habiller volontiers de l'étoffe surréaliste. Et nous ne pouvons qu'apprécier chez certains de nos jeunes poètes une part de cette habilité absolue du Verbe si chère aux surréalistes!

Est-ce à dire qu'on ne s'ennuie jamais des Surréalistes, ni de St-Aude, ni de la France?

Ce qu'il faut lire sur Magloire Saint-Aude et le surréalisme en Haïti:

  • Charles (Christophe): Magloire Saint-Aude, Griot et Surréaliste, Choucoune, Port-au-Prince, 1982.
     
  • Conjonction (revue): Surréalisme et Révolte en Haïti, No 193 et 194, avril-mai-juin 1992.
     
  • Saint-Amand (Edris):  Essai d'explication de "Dialogue de mes lampes", Préface de Jacques Roumain, Imprimerie de l'État, Port-au-Prince, 1942 (réédité en 1975 aux Ateliers Fardin avec une préface de René Bélance; en 1995 aux éditions Mémoire, Port-au-Prince, Haïti).
     
  • Saint-Aude (Magloire): Dialogue de mes lampes (suivi de) Tabou et de Déchu, poèmes rétrospectifs,  Première Personne, Paris, 1970, 60 pages; Ilustrations de Wifredo Lam, de Jorge Camacho et de Hervé Télémaque.

LE SPIRALISME DE FRANKÉTIENNE

Après un siècle et demi de littérature, dans le tohu-bohu des loupés politiques de la gente littéraire haïtienne, le spiralisme est venu s'imposer aux lettres haïtiennes comme modèle de création. Le problème de la création et de son expression, depuis longtemps déjà l'apanage de la critique contemporaine haïtienne, sera bientôt mis en cause. Les chefs de file de ce mouvement fondé en 1965 s'appellent Frankétienne, René Philoctète (décédé depuis le 17 juillet 1995) et, plus tard, Jean-Claude Fignolé.

Comme son nom l'indique, le spiralisme est "une invention qui ne plagie rien d'autre que la vie, la spirale en mouvement".  L'œuvre spirale caractérise l'anxiété universelle dans sa hantise générale.  Créer des principes nouveaux et élever la voix à la hauteur du siècle, c'est prôner le renouveau des sources d'inspiration locale et se tourner vers d'autres tentatives de l'écriture.

Les représentants du spiralisme ont eu toutes les misères du monde à concrétiser et à définir pour les uns et pour les autres, leur mouvement. Frankétienne, dans une interview accordée à la revue Dérives, eut à le formuler en ces termes.

"C'est une méthode d'approche pour essayer de saisir la réalité qui est toujours en mouvement.  Le problème fondamental de l'artiste est celui-ci: essayer de capter une réalité, transmettre cette réalité, tout en gardant les lignes de force, de manière que ce réel transmis sur le plan littéraire ne soit pas une chose figée, une chose morte.  C'est là le miracle de l'art: essayer de capter le réel sans le tuer. Capter: c'est saisir, c'est immobiliser. Il s'agit d'appréhender sans étouffer.  Au fond, l'écrivain est un chasseur à l'affût d'une proie.  Mais, il faut saisir cette proie sans la tuer.  À ce niveau, le spiralisme est appelé à rendre certains services.  Essayer d'être en mouvement en même temps que le réel, s'embarquer dans le réel, ne pas rester au-dehors du réel, mais s'embarquer dans le même train.  Et, cela, à la longue, reproduit le mouvement de la spirale. La spirale est comme une respiration.  Spirale signifie: vie par opposition au cercle qui, selon moi, traduit la mort."7

La littérature haïtienne, avec le spiralisme, définit ainsi sa nouvelle démarche pour expliquer, par la parole et l'action, l'ambiguïté de la vie ou le désarroi général. En bousculant les formes passées, en descendant dans les profondeurs complexes du langage, l'être spiraliste manifeste une vigueur toute nouvelle: celle de condamner le traditionalisme. Écoutons parler Frankétienne:

"La spirale représente un genre nouveau qui permet de traduire les palpitations du monde moderne.  L'œuvre spirale est constamment en mouvement.  C'est ce qui explique en partie cette suite de ruptures dans le développement du texte.  D'ailleurs, il n'est nullement nécessaire de construire l'œuvre à partir d'un sujet précis.  Écrire devient dès lors une véritable aventure, celle d'un récit multipolaire où chaque mot, jouant le rôle de déclic, est susceptible de se transformer en noyau prêt à se désagréger pour donner naissance à d'autres entités verbales.  En ce sens, la spirale est fondamentalement une œuvre ouverte, jamais achevée.  La spirale est une tentative de saisir le réel dans la diversité de ses aspects."8

La valeur du spiralisme et la logique de l'idée résident non seulement dans la réforme formelle formulée par le mouvement mais aussi dans cette façon de concevoir le monde, la réalité haïtienne, en un mot, l'univers tout entier.

Influencée par une certaine pensée étrangère, comme le fut l'Existentialisme de Sartre par la pensée allemande9, la recherche spiraliste admet, entre autres, comme source d'inspiration les noms du Tchèque Franz Kafka (1883-1924), du Français Marcel Proust (1871-1922), de l'Haïtien Jacques Stephen Alexis (1922-1961, Les arbres musiciens), de l'Irlandais James A. Joyce (1882-1941), du Norvégien Knut Hamsun (1859-1952), de Laurence Durell (le quatuor d'Alexandrie), de Malcom Lowry (Au-dessus du volcan), de Nathalie Sarraute (L'ère du soupçon), de Robert Musil (L'homme sans qualités), ainsi que le Nouveau Roman et, bien entendu, le groupe Tel Quel.

Comme les échanges culturels se multipliaient en dépit des frontières qui se fermaient à cause des différends idéologiques, le spiralisme subit, dans le domaine de la musique, l'influence des compositeurs tels que Luciano  Berio et Pierre Boulez, car ce mouvement "n'entend point limiter son influence au seul domaine de la littérature. Il s'appliquera également à la peinture, à la sculpture, à la musique", nous confiaient Silvio F. Baridon et Raymond Philoctète10.

Le spiralisme revêt d'emblée un caractère totalitaire. Roman, poésie, théâtre, contes, proverbes... s'y joignent simultanément et suscitent beaucoup d'intérêts. Mais le spiralisme en tant qu'œuvre "ouverte", jamais achevée, va beaucoup plus loin que le roman. Voilà ce que soulignait justement Frankétienne:

"En effet, né dans le contexte de l'épanouissement de la société bourgeoise, le roman est inapte à rendre compte des bouleversements de tous genres qui affectent le monde actuel.  Les métamorphoses que subit notre époque ne peuvent être appréhendées que par une écriture en perpétuel éclatement. Dans cette perspective, il est évident qu'on ne peut pas continuer à écrire comme auparavant. D'innombrables changements se sont déjà produits à l'échelle cosmique et l'on ne peut pas, de manière aveugle, s'attacher encore à l'écriture anachronique du passé.  Il nous suffit d'énumérer quelques faits de l'actualité pour mettre en évidence la nécessité d'une écriture nouvelle et fonctionnelle: le débarquement de l'homme sur la lune, le développement des mass-média, l'interdépendance accentuée des différentes cultures, l'acheminement progressif vers une civilisation planétaire. Tout cela entraîne des changements de plan, des modifications de vision et de profonds bouleversements dans la conscience humaine.

L'écriture spiraliste se présente comme une chance de démocratisation de la littérature. Cessant d'être exclusivement un instrument d'expression, le langage est aussi et surtout un matériau sur lequel travaille l'écrivain, et le texte prend corps dans une véritable aventure de l'écriture.  En conséquence, il devient possible à un plus grand nombre de travailleurs intellectuels de produire ou mieux de construire l'édifice littéraire. L'agencement des différents matériaux du langage, dans le contexte spiraliste se révèle en somme une opération beaucoup plus facile que la sacro-sainte invention propre à la littérature traditionnelle.  Pour nous, il ne s'agit guère d'inventer, ni de créer (l'écrivain ne peut pas se substituer à Dieu), mais d'agencer librement des éléments du langage en vue de la constitution du texte. Dans une telle perspective, ce procédé s'avère largement démocratique."11

Le spiralisme en mouvement, comme a su l'analyser Adyjeangardy, représente donc la tentative d'un homme, d'un groupe en quête d'une syncrétisation des éléments au niveau du rêve individuel. Et comme l'indique le nom même de l'École, l'œuvre spirale est en mouvement perpétuel.

Décortiquant le verbe comme l'homme de la terre "arrachant le mot de l'émotion et le son du frisson", l'unité langagière chez les spiralistes se borne à une réélection des sources. Le lecteur est non-partisan du silence frileux. Il participe à l'œuvre et la fixe dans sa totalité sous l'effet complice de son imagination. L'œuvre spiraliste, écrit Frankétienne, "n'appartient à personne; elle appartient à tout le monde. En somme, elle se présente comme un projet que tout un chacun exécutera, transformera, au cours des phases actives d'une lecture jamais la même. Le lecteur, investi autant que l'écrivain de la fonction créatrice, est désormais responsable du destin de l'écriture."

Absurdité, monologue intérieur, description, chansons, narration, l'auteur spiraliste ramène à la vie toute une succession d'étreintes de l'existence.  Résonances multiples contenues dans l'espace-temps.

Frankétienne, pour ses 60 ans (né le 12 avril 1936), a réédité la plupart de ses grandes œuvres. Des textes, comme Chevaux de l'avant-jour (1966), Mur à crever (1968), Ultravocal (1972), Dézafi (1975), Pèlen tèt (1978), Fleurs d'insomnie (1986), et surtout l'inadmissible L'oiseau schizophone (1993), nous prouvent que l'esprit humain n'a pas de limites. Il appartient plus que jamais à l'homme d'en faire bon usage. Saluons tout haut ce grand auteur de notre littérature, ce monstre des mots, ce baobab lâché en pleine nature par le divin esprit, ce schizophrène investi de la parole poétique.

Ce qu'il faut lire sur Frankétienne et le Spiralisme:

  • ÉTIENNE, Frank (dit Frankétienne), La Marche, poèmes, Panorama, Port-au-Prince, 1964.
     
    • Au fil du Temps, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1964.
       
    • Vigie de verre, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1965.
       
    • Mon côté gauche, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1965.
       
    • Chevaux de l'avant-jour, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1966.
       
    • Mûr à crever, roman, Les Presses Port-au-Princiennes, Port-au-Prince, 1968.  Éd. Mémoire, Port-au-Prince, 1995.
       
    • Ultravocal, roman-spirale, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1972 (réédité en 1995); Hoebeke, Paris, 2004.
       
    • Dézafi, roman en créole, Atelier Fardin, Port-au-Prince, 1975 ; Vent d’ailleurs, Paris, 2002.
       
    • Troufoban, théâtre, 1977.
       
    • Pèlen-tèt, théâtre, 1978.
       
    • Les affres d'un défi, roman-spirale, Impr. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1979.
       
    • Zagoloray, spirale, 1983.
       
    • Bobomasouri, théâtre, 1984.
       
    • Kaselezo, théâtre, 1985.
       
    • Totolomannwèl, théâtre, 1986.
       
    • Fleurs d'insomnie, poésie-spirale, Impr. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1986.
       
    • Adjanoumelezo, spirale, 1987.
       
    • Melovivi, théâtre, 1987.
       
    • Minywi mwen senk, théâtre, 1988.
       
    • Kalibofobo, théâtre, 1988.
       
    • L'oiseau schizophone, roman-spirale, éd. des Antilles, Port-au-Prince, 1993 ; Jean-Michel Place, Paris, 1998.
       
    • L'Amérique saigne, roman, (en collaboration avec Claude Dambreville), (s.n.é.), Port-au-Prince, 1995.
       
    • D’un pure silence inextinguible, spirale, 1996.
       
    • D’une bouche ovale, spirale, 1996.
       
    • La méduse orpheline, spirale, 1996.
       
    • La nocturne connivence des corps inverses, spirale, 1996.
       
    • Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres, spirale, 1996.
       
    • Clavier de sel et d’ombre, spirale, 1997.
       
    • Les échos de l’abîme, spirale, 1997.
       
    • Et la voyance explose, spirale, 1997.
       
    • Voix marassas, spirale, 1998.
       
    • Rapjazz, spirale, 1999.
       
    • Oeuf de lumière, poèmes, 2000.
       
    • Foukifoura, théâtre, 2000.
       
    • Anthologie secrète, Mémoire d’encrier, Montréal, 2005.
       
    • Les métamorphoses de l’oiseau schizophone (mouvement un à quatre), Vents d’ailleurs, Paris, 2004-2006.
       
  • Le Petit Samedi Soir, revue (Port-au-Prince, Haïti): Ultravocal de Frankétienne, no 13, décembre 1972.
     
  • Dérives, revue (Montréal): Frankétienne, écrivain haïtien, no 53/54, 1986/1987.
     
  • Jean Jonassaint : Sur Frankétienne, Paris, L’Harmattan, 2008.

LE PLURÉALISME DE GÉRARD DOUGÉ

Au début de l'année 1973, le manifeste d'une école littéraire baptisée pluréalisme a vu le jour. Ne comptant en son rang que l'unique rédacteur du dit manifeste, en l'occurrence le poète Gérard Dougé, ce mouvement se classait par contre au rang des plus originaux des mouvements littéraires haïtiens.

"Toute œuvre est incomplète," nous dit Dougé, "si elle n'est que littéraire, ou que picturale, ou que musicale, car seule, elle ne parvient à frapper directement qu'une seule faculté ou qu'un seul sens à la fois chez l'homme. Il s'agit d'atteindre ou de forcer le seuil de la conscience du lecteur, ou du spectateur, ou du mélomane en frappant à la fois toutes ses facultés et tous ses sens."12

Discours plutôt original, quand on sait que notre littérature s'est particulièrement affirmée soit au travers du romantisme français, fruit mûr de l'époque, soit par le style parnassien d'un Etzer Vilaire emprunté également aux maîtres français.

Gérard Dougé a publié, dès 1969, son premier recueil de poèmes, Femme noire, qui célèbre la grâce et les charmes de nos payses, et ceci n'était que le maillon d'une longue chaîne de publications. Effectivement, il a fait paraître coup sur coup La lune l'Amérique (1969), Souvenir (1969) et Pollen (1971), trois recueils d'une seule foulée où le langage poétique moderne faisait suite à une tapisserie d'images neuves.

C'est une large inspiration poétique qui fait l'unité de son œuvre, née de la fusion d'un drame artistique (l'art pour l'art) et d'une vision personnelle des choses. Cette inspiration, si l'on peut dire s'alimente aux sources du Parnasse et du Sensualisme de Condillac où Gérard Dougé a découvert par lui-même un grand amour des sens et des images. Il n'y a, pour cette raison, aucune différence essentielle entre la poésie de Dougé et la cadence du rythme intérieur si propre à Serge Legagneur (Textes interdits, 1966 et Inaltérable, 1983). D'autres poètes haïtiens, tels Henri Michel Augustin (Guimauves de clarté, 1972), Ernst Jean-Baptiste (Les heures hallucinées, 1972), Louis Jacques Lambert (Passerelles de nuit, 1982) et Rodney Saint-Éloi (Voyelles adultes, 1994; Pierres anonymes, 1994) ont aussi obéi à cette unité plastique qui correspond à la respiration de la vie, à la fusion de tous les sens de l'homme-poète.

Gérard Dougé, parlant de Magloire Saint-Aude, s'exprimait en ces termes:

"Saint-Aude prend une place considérable en littérature haïtienne. Il s'écarte magistralement de la ligne traditionnelle. C'est un grand créateur. Son œuvre est essentiellement révolutionnaire, mais sa révolution n'a créé qu'une œuvre unique, l'œuvre de Magloire Saint-Aude. Cet illustre solitaire semble nous inviter à le suivre, à créer chacun une œuvre très personnelle, très différente de la monotonie traditionnelle."13

En effet, Dougé l'a compris un peu tard, car cette marque de rupture avec la poésie traditionnelle, cette tentative de renouvellement de l'esthétique poétique haïtienne lui ont valu tant d'incompréhension!

Comme la poésie, l'architecture si l'on comprend bien Dougé, peut être un art infiniment souple et divers. Elle ne se borne pas à élever des temples ou des guérites, bien qu'elle réponde à des lois précises. Elle est sans doute un champ de créativité immense, bien que peu explorée par la poétique de Gérard Dougé. Façades figées, moments fléchissants, cristallisés, poutres crispées: oui! Mais une fois couchée sur papier, la poésie se crispe et revêt la même immobilité. Ce qui est sûr, seul le lecteur peut lui inspirer un rythme divers au gré de ses propres réflexions et du simple mouvement de sa pensée.

Mais l'architecture est une des formes de l'art, tout comme la poésie ou la musique. Elle touche à la technique autant que la poésie est tributaire de la syntaxe, de la sémantique, et d'un code de la pensée. Mais elle peut tout aussi bien se révéler un sommet de création de l'âme et de l'esprit humains, tout comme la sculpture sur métal, sur bois ou en béton relève de l'art. Comme Picasso en peinture, Breton ou Aragon en poésie, l'architecture a eu son "Corbusier".

Pluréalisme et culture haïtienne

"Le pluréalisme part d'une observation concrète: la désaffectation universelle pour les arts traditionnels. On n'est plus au temps du classicisme où tout Paris, pour Chimène, avait les yeux de Rodrigue. Il est passé le temps où le romantisme prenait l'envergure d'un phénomène européen, et bientôt mondial.

Aujourd'hui, le rayonnement littéraire est virtuellement nul. Il arrive qu'un authentique chef-d'œuvre tombe dans l'indifférence totale. La publicité s'est substituée au bon goût. Elle sait faire d'une œuvre médiocre, un succès, un best-seller traduit en plusieurs langues, édité à des millions d'exemplaires.

Chez nous, que nos artistes et nos écrivains se situent sur un plan universel, ou qu'ils traitent de thèmes typiques du terroir, la même froideur les accueille. Le manifeste pluréaliste analyse cette conjoncture qui témoigne d'une crise à l'échelle mondiale, de l'évolution artistique.

Le manifeste pluréaliste accepte comme l'évidence même, certaines prévisions des futurologues. Sous la poussée du progrès technique, les formes artistiques sont en train de se transformer radicalement...  Le manifeste pose le problème: comment les arts traditionnels parviendront-ils à reconquérir la faveur d'un public de masse? La lutte contre la machine est inégale.  L'information électronique franchit le seuil de conscience en empruntant le double canal sensoriel visuel et auditif, et requiert en outre peu d'effort du spectateur. Par contre, la peinture ne s'adresse qu'à l'oeil, la musique à l'oreille: tandis que, si la poésie éveille l'imagination de son lecteur, et lui flatte l'oreille, elle lui demande en plus un certain effort cérébral.

Le pluréalisme va s'édifier à partir de ces considérations sur la perception sensorielle. Le poète n'aura d'autre issue, d'autre moyen de forcer la conscience du lecteur que de renforcer l'impact sensoriel de son information, d'augmenter le pouvoir évocateur de l'œuvre par la qualité et la multiplicité des images.

Enrichi par l'image, le poème, créateur de mondes imaginaires, se prête à une représentation sur d'autres plans sensoriels. Il est transposable en peinture, en musique. Les symbolistes avaient déjà découvert cette correspondance entre les sensations.  Mon rêve, mon ambition la plus chère sera de réussir un jour, grâce à une synchronisation électronique, la triple projection d'une œuvre en trois langages artistiques: poésie, musique, peinture. Les arts traditionnels auront alors donné la réplique aux mass-média, et regagneront peu à peu leur public d'antan.

Je ne fais ici que partager l'opinion de tous les futurologues. Ils prévoient la coexistence de toutes les esthétiques. Je pense à la mienne avec un frémissement de joie. L'homme noir assuma d'abord son esthétique. Il l'imposa ensuite au monde entier par la transcendance de ses manifestations artistiques.

Les thèmes de la négritude nous sont familiers. Notre première publication: Femme Noire, à travers un langage poétique, pose les termes d'une esthétique raciale au prestige de laquelle notre plume a travaillé. Nous croyons avoir apporté notre humble contribution au pluri-esthétisme, ennemi de toute forme de racisme et favorable à la coexistence harmonieuse de tous les types humains. (...)

Nous avons intégré Haïti dans l'ère affective de la révolution électronique, parce que c'est l'évidence même. Quelles que soient les particularités locales, notre culture, comme toutes les cultures, vibre d'un humanisme qui l'intègre dans le vaste courant d'universalité humaine. Un parti-pris d'isolationnisme culturel n'est que bouderie stérile. Notre personnalité humaine est d'ailleurs le produit d'un complexe et très stable métissage.

Spontanément, nous défendons notre identité. Nous portons en nous un farouche refus de toute culture autre que la nôtre sur laquelle, toujours, nous nous replions pour repousser l'éventuelle agression.

Il sommeille en tout être jusqu'à la mort, cette éternelle enfance, source de la culture, qui, dans les moments de désarroi, se replie sur un fond de passé maternel. Il est, dans la mémoire intime de la chair, le sourd appel d'un complexe de souvenances infantiles, comme un besoin de refuge dans la tiédeur rassurante d'un sein maternel.  En tout homme de race noire, dans les profondeurs de son être psychique, il y a cet enfant frustré qui n'a jamais cessé de nourrir en sa subconscience les rêveuses souvenances d'une vague contrée édénique, comme un immense et florissant plateau de verdure, berceau de son humanité sous la voûte bleue.

La vie est un hamac
pour attendre, attendre
                     attendre
et ne plus attendre Dormir
dormir les anges qui ne reviendront plus
                                       (Pollen)

Mais, il faut peut-être secouer la lointaine nostalgie d'une Afrique du sein de laquelle nous avions été arrachés. Sortir d'un sommeil... "Les anges ne reviendront plus"...

L'Afrique elle-même se réveille. Elle ouvre ses frontières à la technique de "l'étranger". Sa culture accueille d'autres cultures.

Pourquoi le pluréalisme d'ascendance haïtienne ne tendrait-il à l'Universel même une main réticente, par-dessus les océans humains. Il ne saurait évidemment pas être question de renoncer à son originalité ethnique et culturelle. On ne le peut d'ailleurs pas. Le masque tombe de lui-même.

"Il n'est pas pour nous d'engagement que ceux qui tiennent à notre originalité ethnique et à notre culture."  

Gérard Dougé, le poète, s’il n’était pas mort en 2008, aurait aujourd’hui 87 ans (né le 8 juin 1923). Nous regrettons infiniment qu’un écrivain et penseur de cet acabit n’ait pu écrire beaucoup plus de textes aussi intéressants, et ce pour le bien-être et le rayonnement universel de la littérature haitienne.

Ce qu'il faut lire sur Gérard Dougé et le Pluréalisme:

  • DOUGÉ, Gérard: Femme noire, poèmes, Préface de René Victor, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, juillet 1969.
     
    • La lune, l'Amérique, poèmes, Préface de Dieudonné Fardin, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, décembre 1969.
       
    • Souvenir, poèmes, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, décembre 1969.
       
    • Pollen, poèmes, Impr. Centrale, Port-au-Prince,  1971.
       
    • Manifeste du mouvement pluréaliste haïtien, in Le Petit Samedi Soir, Port-au-Prince, no 16, janvier 1973, pp. 7-20.
       
    • Transfert, roman inédit, 3e Prix au concours des Éditions de l'An 2000 (1970)

LE MULÂTRISME CULTUREL

À une époque où la question du créole versus français faisait rage, une école, un mouvement a vite surgi des lycées et collèges de la capitale pour mettre un frein aux querelles entre «docteurs et professeurs» et de là renaître ce que l'on croyait pour toujours oublier.

Le nom d'Adyjeangardy est totalement inconnu du grand public poétomane de la diaspora haïtienne. Cependant, dans les milieux spécialisés de la littérature port-au-princienne contemporaine, c'est une très forte majorité qui le connaît. Son nom est associé au Mulâtrisme Culturel qui, dans les années 77-78, était si contesté et commenté dans la vieille capitale.

Dans une interview accordée à la Revue des Écoliers (janvier 1978), on l'entend dire:

"Le Mulâtrisme Culturel se circonscrit autour d'une volonté de transformation littéraire et artistique pour une meilleure présentation du visage nègre en Haïti.  (...)".

C'est toujours là le souci majeur de tout vrai créateur. Cependant, cette école ou plutôt ce mouvement semble avoir été guidé par des ancêtres jusqu'alors inconnus14. Dans une étude parue dans Le Nouveau Monde (suppl. 18 février 1978), Roger Gaillard eut à le signaler:

"Il y a cent ans, sinon plus, un homme de lettres haïtien, comme nombre de ses amis sans doute, s'amusait déjà, au niveau du vocabulaire, à marier nos deux langues. L'histoire littéraire n'a retenu ni son œuvre, ni son nom.  C'est Semexan Rouzier (...) qui, dans le Nouvelliste du 23 mai 1911, dans sa rubrique Anniversaires haïtiens, a rappelé l'identité de Chambeau Nelson (?-1880)".

Ainsi, près de cent ans avant Marabout de mon coeur d'Émile Roumer, un texte où les deux langues (français et créole) combinées a été publié.  Il s'agit de Aux Zombis, poème de Chambeau Nelson15. Les poètes du Mulâtrisme Culturel ont été, pour ainsi dire, les instigateurs d'un mouvement mais point d'une école.  Leurs recherches n'ont pas été  aussi originales qu'ils le faisaient croire.  À la question selon laquelle qu'ils ont été tentés par un auteur haïtien et qu’est-ce à dire du devenir du style mulâtriste: «Non (...) dans cette forme dialectale foncièrement différente des particularités gauloises, la tentation de suivre un prédécesseur haïtien, Émile Roumer par exemple, ne m'a point poussé à embrasser le genre mitigé (...).»  Et de dire davantage:

"Je crois que les écoliers surtout vont saisir l'optique du Mulâtrisme Culturel conforme à l'aspiration de nombre d'entre eux qui ont marre des expressions caricaturées et du traditionalisme de plagiat appliqué depuis quatre siècles, de St-Domingue à nos jours, malgré la bonne foi de certains radicaux.  (...) L'Indépendance naît toujours du rejet de tout paternalisme, (...) et grâce au "ralé minnin vini" poétique, le devenir de ce style se dessine au-delà des écrits indigénistes jusque sur les sillons indéfinis de la vie haïtienne. (...)"

Le Mulâtrisme, selon Adyjeangardy, «n'est ni une école, ni un "isme" arbitraire, c'est une manière d'écrire qui n'a aucune prétention bénézouelle». Quand on sait que le français est parlé et écrit par moins de 10% du peuple haïtien et qu'il s'acharne comme toujours dans la littérature contre le créole compris par 90%, on comprend bien l'importance d'une telle démarche.  Il a été facile d'unir les deux langues, semble-t-il, mais défavorable à tous d'accepter ce compromis. Le degré de complexité de l'écrivain haïtien?

Le Mulâtrisme culturel avait été surtout apprécié par de jeunes écoliers et universitaires et à la longue attirait des jeunes poètes de l'époque: Riollet Sénat Célestin, Bonard Jean Marie, Lyonel Germain, Marie Claude Guichard, Tchico le Printemps, Marie Marcelle Ferjuste, etc. Malheureusement, ce mouvement n'a pas eu  long feu. Au grand regret. Contrairement à ce que pensait son principal promoteur, cette forme de pensée, d'écriture a eu peur des courants d'air et on n'entend presque plus parler à Port-au-Prince de "mulâtrisation" de la délicatesse du français et de la vigueur du créole.

Il faut deux lignes pour faire un dessin, disait Ingres. Il faut aussi deux langues pour faire un poème, semblaient comploter ces jeunes dauphins. Toutefois, l'explosion si attendue n'a pas eu lieu.  Et pour cause...

AUX ZOMBIS16

Quand vous irez dormir sous les assorossis,
Au cri lourd du coucou sous les verts bayahondes,
Vous vous demanderez : était-ce donc ainsi
Que nous devions mourir, nous, jaunes et griffonnes !
                            O Zombis !
À la brume du soir, lorsque dans les pingouins,
On entend murmurer l'essaim des maringouins,
Vous vous rappellerez la joyeuse bastringue
Où le farandoleur fendait dans votre dingue.
                            O Zombis !
À l'heure de midi, quand le vert mabouya
Sautille en frémissant sous le maribouya,
Vous entendrez des vers au milieu de la boue,
Traverser le bois sape pour mordre à votre joue,
                            O Zombis !
À l'heure où le Hougan caché dans son Houmfort
Dit : Azibloguidi, appelle l'Assotor,
Et rempli de l'esprit du Houanga fantastique
Au mangé-Marrassa fait inviter sa clique.
                            O Zombis !
À l'heure de minuit, lorsque le médcignin
Qu'au pays du soleil on nomme barachin,
S'incline tristement sur la tombe blanchie
Où chacun vient prier en posant sa bougie,
                            O Zombis !
Vous vous ressouviendrez du brillant bamboula
Où la peau du cabrit si souvent vous héla
Et du danseur Bozor aujourd'hui tout en larmes
Dont le coeur fit zip-zip à l'aspect de vos charmes !
                              O Zombis !

(Chambeau Nelson)

 

MARABOUT DE MON COEUR...

Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,
tu m'es plus savoureuse que crabe en aubergine.
Tu es un afiba dedans mon calalou,
le doumboueil de mon pois, mon thé de z'herbe à clou.
Tu es le bœuf salé dont mon coeur est la couane.
L'acassan au sirop qui coule en ma gargane.
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz,
des akras croustillants et des thazars bien frits.
Ma fringale d'amour te suit où que tu ailles ;
Ta fesse est un boumba chargé de victuailles.

(Émile Roumer)

boule  boule  boule

Notes

  1. Selon l'expression de Alain Ramire, dans "Idéologie et subversion chez les poètes de la Ronde",  Nouvelle Optique, no 5, janvier-mars 1972, p. 145.
     
  2. D'après E. Laforest, dans "L'œuvre poétique de M. Vilaire", Haïti littéraire et   scientifique, p.327.
     
  3. André Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, Paris, 1973, p. 37.
     
  4. Mouvement littéraire et social haïtien des années 30. Le Dr Jean Price-Mars fut, avant même la parution de son livre Ainsi parla l'oncle (1928), son principal instigateur.
     
  5. Voir la revue Optique, No 24, février 1956.
     
  6. André Rousseaux, Littérature du vingtième siècle, Albin Michel, Paris, 1949, pp. 142-144.
     
  7. Ulrick Fleishmann, Entrevue avec Frankétienne sur son roman Dézafi, in Dérives No 7, 1977, p. 23.
     
  8. Christophe Charles, Dix nouveaux poètes et écrivains haïtiens, Collection UNHTI, miméographié, Port-au-Prince, 1974, p. 51.
     
  9. Voir L'Existentialisme, par Paul Foulquié, PUF, Paris, 1961, p. 50.
     
  10. Voir Poésie vivante d'Haïti, Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, Paris, 1978, p. 24.
     
  11. Christophe Charles, op. cit., pp. 51-52.
     
  12. Lire le "Manifeste du mouvement pluréaliste haïtien", dans Le Petit Samedi Soir, No 16 (27  janvier 1973), pp. 7-20.
     
  13. Extrait d'une interview de Gérard Dougé accordée à Christophe Charles et publiée dans: Ch. Ch., Dix nouveaux poètes et écrivains haïtiens, Coll. UNHTI, sans nom d’édition, Port-au-Prince, 1974, p. 39.
     
  14. D'autres poètes en ont fait de même dans le passé.  Ignace Nau (1808-1845), de l'école de 1836, recommandait même d'en faire une règle d'écriture. De son côté, Émile Nau (Le Républicain, 1er octobre 1836) parlait d'une "littérature qui serait plus nationale, à coup sûr, que la littérature américaine".
     
  15. Carlos St-Louis et Maurice Lubin, dans Panorama de la poésie haïtienne (1950), ont attribué ce poème à Liautaud Éthéart.
     
  16. Ce poème a été auparavant attribué à Liautaud Éthéart (voir Panorama de la poésie haïtienne de Carlos St-Louis et Maurice A. Lubin, 1950).

 Viré monté