ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC
U.A.G. Linguistique Phonologie

Les différentes conceptions et les différents programmes
de recherche en phonologie

par Michel Dispagne (1997)

EN RÉVISION
 

SOMMAIRE

0. INTRODUCTION
1. LE PARADIGME PRAGUOIS
1.0 Le programme fonctionnaliste
1.1 Le programme jakobsonien
2. LE PARADIGME HJEMSLEVOIS
3. LE PARADIGME SAUSSURIEN
4. LE PARADIGME DISTRIBUTIONNEL
5. LE PARADIGME GENERATIF
6. CONCLUSION
7. BIBLIOGRAPHIE

0. INTRODUCTION

Le premier emploi du terme phonème vient d’un certain Dufriche-Desgenettes qui le propose, à la fin du XIXè siècle, à la Société de Linguistique de Paris parce qu’il est plus commode que l'expression"son du langage"pour traduire l'item allemand"Sprachlaut". Dans son Mémoire sur le système des voyelles dans les langues indo-européennes (1878), Saussure reprend le terme mais pas dans un sens substitutif. Le phonème y est défini comme un son-mère hypothétique qui, dans le cas de l'Indo-européen, est à l'origine d'une multiplicité de sons dans les langues dérivées. Nikolaj Kruszewski de l’école de Kazan voit dans l'usage de cette notion une manière d'exprimer le caractère indivisible de l'unité phonétique par rapport à sa variabilité lors de la production de l'unité en question par un sujet parlant ("son anthropophonique"). Dès 1895, Baudouin de Courtenay, un chercheur polonais utilise le terme. Il parle de phonèmes alternants. Ceux-ci correspondent à des sons qui diffèrent l'un de l'autre phonétiquement mais qui sont apparentés historiquement ou étymologiquement. Cette conception morphologique sera abandonnée par Courtenay au bénéfice d'une autre, plus psychologique, plus mentaliste. Le phonème est l’équivalent psychique du son de la parole. Dans ses"Principes de phonologie"(1897), Saussure apportera un nouvel éclairage dans l'usage du concept de phonème qui mènera à mieux comprendre ce qui est en jeu dans le fonctionnement de la langue. Notre démarche consiste ici à mettre en exergue les différentes conceptions épistémologiques qui sont à l'oeuvre dans les divers pogrammes de recherches qui ont vu le jour dans les études sur les sons du langage humain.

1. LE PARADIGME PRAGUOIS

Il prend forme à partir de la proposition 22 fournie par les trois chefs de file de l'école de Prague (Jakobson, Karczewsky et Troubetzkoy) au comité organisateur du 1er Congrès International de Linguistes à la Haye (1928). Cette proposition reprend un certain nombre d'éléments de la thèse saussurienne, notamment celui selon lequel la langue est un système de valeurs relatives. cette définition pousse les chercheurs pragois à étudier les sons non seulement sous l'angle de leur formation mais aussi sous l'angle de leur rôle dans la communication humaine. Donc, tout en gardant la distinction établie par Saussure entre langue et parole, l'école praguoise s'alignera également sur le genevois pour postuler que la langue est un système, un ensemble d'oppositions (de valeurs) qui servent à distinguer des significations lexicales et morphologiques, qui rendent possible des messages entre locuteurs de la même langue. Le modèle d'oppositions s'élabore sur la base des sons de la parole, à partir de la saisie des sons qui jouent un rôle dans le jeu le la communication, dans la transmission du sens. Mais comment construire ce réseau d'oppositions, comment rendre compte du caractère structural de la langue, comment opérer le tri phonique? La recherche de l'identification des éléments oppositifs va provoquer, à l’intérieur du Cercle linguistique de Prague, des réflexions différentes et entraîner la mise en place de programmes de recherche particuliers mais sans toutefois porter atteinte au fondement théorétique initial. Deux programmes de recherche sont en question ici: le programme fonctionnaliste et le programme jakobsonien.

1.0. Le programme fonctionnaliste

Il est dirigé par André Martinet et va s’appuyer sur le caractère doublement articulé du langage. La première articulation est celle selon laquelle tout fait d'expérience à transmettre s'analyse en une séquence d'unités douées chacune d'une forme vocale et d'un sens. Cette unité hybride, il la nomme"monème". L’objet du programme fonctionnaliste est de s’arrêter sur la forme vocale (deuxième articulation), de cerner chacun des éléments qui constituent cette forme vocale pour mettre au jour la particularité des éléments phoniques en question et aboutir de proche en proche à la mise en perspective de la structuration de la langue parlée. Martinet travaille sur des catégories descriptives utilisées en phonétique articulatoire et sur le procédé de la commutation qui consiste à comparer deux séquences de sons qui ne s'opposent entre elles que par un seul segment et de noter ce qui se passe au niveau du sens. Cette double démarche permet de lister les sons d’une langue et de découvrir, à partir des paires minimale, la pertinence de certains sons, i.e le fait qu’ils ont un rôle distinctif et sont en quelque sorte responsables du changement de sens. Par exemple, les deux segments [m] et [d] commutent dans les séquences"myr"et"dyr". Le passage d'un segment à l'autre correspond à un changement de signification. La particularité de ces deux segments, c'est d'être considéré comme des sons fonctionnels, comme des phonèmes. Ce que Martinet obtient au bout du compte, pour la description du français, c'est d'une part, une représentation des phonèmes vocaliques qui apparaissent groupés en fonction du degré d'aperture de la bouche et de leur position en avant, au centre ou en arrière de la bouche et d'autre part, une représentation des phonèmes onsonantiques qui sont déterminés par le croisement de sept régions articulatoires avec trois modes d'articulation.

Les phonèmes vocaliques:

i           y          u

é             ø           o

ae/ãe

è/ë                 ò/ö

a                  â/ä

Les phonèmes consonantiques:
Lieux d'articulation

Mode d’articulation Bi-labiale Labio den. Apic. Siff. Post-alv. Palat. Dorso-Vél.
Sourdes p f t s S   k
Sonores b v d z z ñ g
Nasales m   n     j  

On constate que les phonèmes /L/ et /r/ sont exclus à cause de leur caractère particulier et les semi-consonnes [w] et [u] n'ont pas de pertinence phonologique pour Martinet car elles sont en distribution complémentaire exclusivement avec /u/ et /y/. Le cas de /j/ est différent des deux autres semi-consonnes. Elle est alternativement allophone de /i/ et phonème.

Dans le schéma de Martinet, le phonème consonantique est caractérisé soit par l'opposition de deux régions articulatoires de l'APV qui en comporte sept soit entre deux modes d'articulation qui en compte trois. L'identification des sons consonantiques d'une langue se fonde sur le croisement de deux types de catégories articulatoires et la différenciation des phonèmes par l'opposition successive de sous catégories de chaque type. Martinet est conduit à poser un autre tableau pour représenter l'image de la structure phonologique des sons vocaliques notamment celle du français. Cette structure, on le constate, utilise d'autres catégories articulatoires telles que l'aperture, l'antériorité, la postérité, l'arrondissement et le non-arrondissement. A partir de ces catégories, Martinet va rendre compte aussi bien des phonèmes vocaliques oraux que des phonèmes vocaliques nasals.

A propos de la valeur de la conception structurale de Martinet, certains linguistes, par exemple Malmoudian (1982), ont réagi en mettant en évidence des points positifs et négatifs. Malmoudian constate que les unités reliées par un même trait pertinent forment une classe appelée ordre ou série. Dans le cas d'une variété du français, par exemple, celle du midi n'a pas l 'opposition /è/ vs /é/, elle n'a pas non plus l'opposition /ò/ vs /ó/ ni /ø/ vs /ø/. Cela corrobore l'idée selon laquelle les voyelles /è, ø, ò/ constituent un ordre (mi-fermé). Il est intéressant de noter qu'un modèle qui est dégagé comme un invariant de la langue d'une communauté linguistique peut servir d'aune à d'autres systèmes linguistiques en usage à l'intérieur de cette communauté et permettre de mieux évaluer l'écart ou au contraire la proximité de ces systèmes avec le modèle de base. Il va sans dire que ces considérations sont importantes autant pour les sociolinguistes que pour les didacticiens. Dans le contact des langues, cette conception structurale permet de prévoir certaines interférences et, par conséquent, de déterminer dans la comparaison de deux systèmes phonologiques - créole et français par exemple - les difficultés que rencontre le jeune locuteur de la langue créole quand il essaie de pratiquer l'autre langue. Elle permet de se rendre compte que, même s'il existe des occlusives sourdes dans les deux langues, ce sont des unités différentes car elles ne sont pas situées dans le même système, n'entretiennent pas les mêmes rapports avec les autres unités et donc peuvent être soumises à une dynamique différente. Le modèle structural gagne d'une certaine manière en généralité puisqu'il peut être appliqué non seulement à une description synchronique de la langue mais aussi à l'étude de son évolution. Cependant, ce modèle présente des failles. Il n'exprime pas les différences qui sont pertinentes dans certains contextes et non pertinentes dans d'autres. Il est vrai que le recours au concept de neutralisation présente l'avantage de rendre compte de ces oppositions ou différences évoquées précédemment. L'outil d'analyse phonologique devient plus précis mais le système obtenu au terme d'une description phonologique apparaît plus complexe. On sera amené à élaborer des sous-systèmes pour rendre compte des oppositions neutralisables de la phonologie française qui concernent, on le sait, pour le système vocalique, l'opposition neutralisée /ó/ vs /ò/ dans certains contextes et, pour le système consonantique, l'opposition neutralisée sourde vs sonore (/p/ vs /b/) dans d'autres contextes. En somme, selon les contextes syntagmatiques dans lesquels on étudie les oppositions, on aboutit à des paradigmes différents. La question est de savoir comment, face à la diversité des paradigmes, dégager le système phonologique d'une langue.

1.1. Le programme jakobsonien

Membre fondateur du cercle linguistique de Prague, Jakobson défend tout comme Martinet l'idée selon laquelle la structure phonologique de la langue est bâtie sur l'opposition de certains sons de la parole et que ces sons en question portent chacun le nom de phonème. Au départ, la définition qu'il donne du phonème est similaire à celle partagée par les fonctionnalistes. Autrement dit, il considérait le phonème comme une unité phonique non susceptible d'être dissociée en une unité plus petite et plus simple et ce phonème représente le terme d'une opposition, laquelle constitue une différence phonique susceptible de servir, dans une langue donnée, à la différenciation des significations intellectuelles. La fonction distinctive des faits de langue se manifeste dans des oppositions. Pendant un certain temps, Jakobson observe, à partir de la structure phonologique d'une langue représentée , les relations entre les phonèmes puis dégage des phénomènes en jeu dans la structure. Deux concepts seront posés: celui de corrélation et celui de marque. Le premier est destiné à nommer des séries d'oppositions phoniques qui partagent un même principe différentiel. Le second résulte du premier et sert à désigner une caractéristique plus petite et plus grande que le phonème. Soit le tableau du sous-système vocalique du créole élaboré à partir de la démarche jakobsonienne:

 
 
+ Arrière
- Arrière
- arrondi
+ arrondi
- arrondi
+ arrondi
- ouv
+ ouv
- ouv
+ ouv
- ouv
+ ouv
- ouv
+ ouv
-fer +fer -fer +fer -fer +fer -fer +fer -fer +fer -fer +fer -fer +fer -fer +fer
Nasales
 
 
 
ä
 
ö
 
 
ë
 
 
 
 
 
 
 
Orales
 
 
ò
ö
u
 
 
é
i
 
è
 
 
 
 
La corrélation de l'oralité oppose par exemple les phonèmes /ä/, /ö/ aux phonèmes /ò/, /o/, /u/. La marque de l'oralité n'est qu'une partie du phonème /o/ par exemple mais elle caractérise tous les phonèmes de la série orale. Le travail de Jakobson ne s'est pas limité à préciser la terminologie conceptuelle déjà établie. Son analyse sur un corpus de langues plus vastes l'a conduit à remettre en cause non seulement la définition du phonème mais à contester les catégories articulatoires qui sont utilisées pour rendre compte de la structure phonologique d'une langue, de son réseau d'oppositions. Il constate que les catégories articulatoires ne permettent pas à elles seules de décrire la structure phonologique des nombreuses langues recensées et que le critère acoustique offre une possibilité beaucoup plus large à décrire la réa-lité des langues. En outre, il constate que la notion de phonème mérite un réexamen. De là naît une nouvelle hypothèse selon laquelle le phonème est la somme de propriétés phoniques simultanées par lesquelles un son de la langue se distingue de ses autres sons en tant que moyen pour différencier les significations des mots.Jakobson, conforté par Fant et Halle (1963), remarque que la notion de trait distinctif, utilisé par Bloomfield, est mieux appropriée pour représenter les propriétés phoniques et qu'il vaut mieux opter également pour le principe de la binarité des traits (+ vs -). Ce nouveau positionnement marque une différence de programme par rapport aux fonctionnalistes. Ce programme entraîne chez le linguiste la recherche des traits universels. Regrouper les traits phonologiques en traits distinctifs va entraîner la simplification de certaines oppositions phonologiques. Jakobson va s'attacher à découvrir des caractérisations communes susceptibles de rassembler certains phonèmes. S'il l'on prend comme exemple les phonèmes vocaliques du créole et que l'on les oppose à l'aide de deux traits distinctifs seulement (+/- compact et +/- grave), on obtient le tableau suivant:
 
+ compact
- compact
+ grave
ò   a
u   o
ä   ö
- grave
è
i   é   ë
La caractérisation [+ grave] opposera solidairement les voyelles d'arrière aux voyelles d'avant; de même une autre caractérisation [+ compact] opposera solidairement les voyelles ouvertes aux voyelles fermées. On constate qu'avec deux traits distinctifs, on peut opposer dix phonèmes. Un avantage supplémentaire de l'utilisation de ces traits distinctifs est qu’ils permettent non seulement de décrire les consonnes mais également les voyelles du même système phonologique. En formulant de manière suffisamment générale les qualités instinctives des traits, Jakobson établit une liste de douze traits qui possèdent chacun une valeur positive (+) et une valeur négative (-) et qui visent à constituer un inventaire universel et minimal de distinctions dans les termes duquel se laissent décrire les systèmes phonologiques des langues. Ces traits distinctifs sont conçus comme constituant un système universel de représentation"phonématique"(Mc Cawley, 1967), c'est-à-dire un système destiné à représenter les contrastes entre les énoncés dans n'importe quelle langue. La description en traits distinctifs accroît le pouvoir explicatif de nombreuses règles phonologiques. On a vu avec l'exemple du créole une solidarité de comportement synchronique entre voyelles d'arrière (qui partagent le trait [+grave ]) ou entre voyelles fermées (qui partagent le trait [- compact]). Duchet (1981) donne un exemple que nous reprenons pour faire comprendre un autre intérêt de la formulation jakobsonienne. Le morphème de pluriel de l'anglais à plusieurs variantes de signifiants et l'une d'entre elles, /iz/, se manifeste après les consonnes /s/, /z/, /ň/, /z/, /tň/, /dz/. Un formulation opérée à l'aide des traits distinctifs de Jakobson permet de dégager la propriété commune à ces différents phonèmes: ils ont en commun les traits [+ strident] et non grave [- grave]. On est à même de formuler une règle phonologique destinée à sélectionne la variante de morphème adéquate (en l'occurrence [- iz]) en ne citant que ces deux seuls traits pour caractériser l'environnement dans lequel elle intervient. Par ailleurs, le système de traits mis en place par Jakobson a une portée typologique puisse qu'il permet non seulement de représenter et de singulariser les systèmes phonologiques des langues recensées mais il permet d'entamer un travail synoptique de comparaison. Le travail d'adéquation du système de traits à la réalité des langues sera, on le sait, repris par Chomsky et Halle et certains des traits du système jakobsonien seront invalidés par la découverte d'autres langues. Nous y reviendrons.

2. LE PARADIGME HJEMSLEVIEN

Le linguiste danois, Louis Trolle Hjemslev, lit le cours de Saussure et en retient, on le sait, deux assertions de sa théorie du signe:

  • "la langue n'est pas substance mais forme»
  • "toute langue est à la fois expression et contenu»

La notion d'expression renvoie aux choix des sons pour transmettre une signification et celle de contenu, à la manière de présenter la signification. Hjemslev indique donc que les signes d'une langue ont rarement des équivalences sémantiques dans une autre. Tout comme Saussure, Hjemslev souligne que la langue n'est pas une nomenclature; elle ne saurait être réduite à un jeu d'étiquettes destinées à désigner des choses ou des concepts. Cela revient à dire que la langue doit être décrite également sur le plan du contenu. Pour Hjemslev, les unités linguistiques introduisent un découpage original dans le monde du son et de la signification et elles existent indépendamment de la réalité physique. Mais comment définir ces unités? Le principe d'oppositivité défendu par Saussure n'est pas retenu par Hjemslev car selon lui, ce principe amène toujours à caractériser l'unité d'une manière positive et demande seulement qu'on la limite à ce en quoi elle diffère des autres. Le danois va développer à l'extrême une autre thèse saussurienne suivant laquelle l'unité, purement négative et relationnelle, ne peut pas se définir en elle-même mais par les rapports qui la relient aux autres unités de la langue. En d'autres termes, cette conception ne reconnaît au phonème (rebaptisé cénème) en tant qu'élément de la structure aucune propriété physique et, par conséquent, toutes les caractéristiques substantielles sont extérieures à la structure qu'est la langue. Cette conception limite la commutation à l'idée selon laquelle celle-ci sert seulement à repérer les éléments linguistiques inférieurs au signe (glossèmes), mais elle ne permet pas de dire ce qu'ils sont. Cette conception immanente du cénème conduit, en pratique, le descripteur à ne tenir compte que de ce qu'il connaît des attributs physiques des unités et de la valeur que revêtent ceux-ci dans sa propre intuition. Cela veut dire que la structure phonologique obtenue ne peut pas être soumise au test poppérien de la falsification et ne permet pas sa mise en équation avec les données observables. Dans ce rôle important que la glossématique donne à la forme, elle relègue naturellement au second plan la fonction de la langue dans la communication car cette fonction est liée à la substance. Cette étude formelle laisse entrevoir la possibilité de rapprocher les langues naturelles d'une multitude d'autres langages fonctionnellement et matériellement différents et de déboucher sur une étude générale des langages, sur une étude sémiologique. Mais revenons à la ré-interprétation de Hjemslev sur le principe saussurien selon lequel la langue est forme et non substance. La définition des relations constitutives de toute langue l'amène à distinguer trois niveaux là où le genevois n'en voyait que deux. La substance saussurienne, c'est-à-dire la réalité sémantique ou phonique, considérée en dehors de toute utilisation linguistique, Hjemslev l'appelle matière. La forme, dans la conception de Saussure-décrite donc comme découpage, configuration - Hjemslev l'appelle substance et attribue le terme de forme pour le réseau relationnel définissant les unités. En somme, la substance est la manifestation de la forme dans la matière. Il n'empêche que le formalisme hjemslevien constitue un système purement déductif indépendant de toute expérience, sans rapport avec les objets phoniques et que son ambition est d'être un instrument de description, c'est-à-dire il doit pouvoir représenter des faits linguistiques existant réellement ainsi que leurs relations.

3. LE PARADIGME SAUSSURIEN

Il s'origine dans la démarche d'un chercheur analyste, J. Coursil et fonde en quelque sorte son programme de recherche. J. Coursil revient, contrairement à l'école pragoise, à la thèse saussurienne selon laquelle la langue,"c' est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d'un ensemble d'individus; car la langue n'est complète dans aucun, elle n'existe parfaitement que dans la masse"( CLG:63).

Le programme coursilien va travailler à l'élaboration d'un modèle destiné à rendre compte du système de signes, du système symbolique qui est"déposé"dans les sujets appartenant à une même communauté. L'objet de la recherche ne se fonde pas sur la description des signes représentés mais sur la description de la langue qui représente l'activité psychique du sujet pensant. Le programme coursilien va s'attacher à décrire comment l'activité de pensée se manifeste dans la langue. Il part d'une assertion à savoir qu'il y a des différences phoniques et conceptuelles qui sont dans la langue et qui sont la langue. L'hypothèse avancée, à la suite de Saussure, c'est l'idée selon laquelle la langue est organisée car ces différences phoniques et conceptuelles résultent de deux sortes de rapports: les rapports sont tant associatifs ou paradigmatiques tantôt syntagmatiques. Dans le cas des rapports syntagmatiques, presque toutes les unités de la langue sont tributaires"soit de ce qui les entoure sur la chaîne parlée, soit des parties successives dont elles se composent elles-mêmes. Il s'agit toujours d'unités plus vastes, composées elles-mêmes d'unités plus restreintes, les unes et les autres étant dans un rapport de solidarité réciproque"(CLG:256-257). Le rapport de solidarité n'empêche ni les jeux d'oppositions entre les unités ou à l'intérieur des unités ni des formes de groupements de se constituer. Dans le cas des rapports paradigmatiques (associatifs),"il existe dans le subconscient une ou plusieurs séries associatifs comprenant des unités qui ont un élément commun avec le syntagme... Qu'on change l'idée à exprimer, et d'autres oppositions seront nécessaires pour faire apparaître une autre valeur"(CLG:258). En d'autres termes, les deux types de rapports sont des mécanismes opératoires qui régissent le fonctionnement de la langue. La détermination des éléments phoniques qui relèvent du rapport paradigmatique demande qu'il y ait repérage systématique des sons pertinents, i. e ceux qui interviennent dans des oppositions distinctives et qui, par ce fait, constituent les phonèmes de la langue. La description de ces sons ne s'opère que sur la base de l'acte articulatoire et non sur la base acoustique du fait que les unités prises dans leur propre chaîne sont inanalysables. Elle repose, par exemple pour le français qui a été le matériau de base du programme coursilien, sur 7 catégories acoustico-articulatoires (aperture, articulation buccale, voisement, nasalité, arrondi, antérieur, ouvert) qui délimitent les spécifications des phonèmes de la langue par valuation de chacune des catégories. La catégorie de l'aperture et celle de l'articulation buccale reçoivent un codage particulier. Les autres catégories ont un codage binaire: Le code 0 indique l'absence de la catégorie; le code 1 indique sa présence. Il est intéressant de noter que la construction des catégories qui entrent en jeu dans la détermination des phonèmes s'établit par l'observation empirique de la production des sons. L'identification des phonèmes passe d'abord par la méthode classique de la commutation. Et, contrairement à la démarche fonctionnaliste, le travail sur les paires minimales s'opère par la confrontation de séquences tirées de la même catégorie lexicale. Les éléments phoniques distinctifs, i. e qui sont responsables du changement de sens de la séquence passent ensuite par le filtrage des catégories retenues et sont soumis à une valuation. Le contenu de cette valuation sert à établir les rapports étroits entre les phonèmes et à découvrir le trait catégoriel qui marque leur différence et leur opposition. En chaque sujet, c' est ce jeu différentiel réglé qui construit la langue et qui contribue à différencier les séquences phoniques entendues et à permettre le sens:

"Dans la langue, il n'y a que des différences. Bien plus: une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s'établit; mais dans la langue, il n'y a que des différences sans termes positifs"(CLG:166).

Cette définition de Saussure renvoie à une autre à savoir que:

"Les phonèmes sont des entités oppositives, relatives et négatives"(CLG:164).


Dans le cadre de la démarche précédente, prenons le cas du créole et arrêtons-nous à son répertoire vocalique. Un travail antérieur non publié sur la phonologie du créole (M. DISPAGNE: 1996) montre que les catégories qui ont été retenues dans la détermination des phonèmes sont: l'aperture (A), l'articulation buccale (B), le voisement (V), l'arrondissement (A) et l'ouverture (O). A partir du répertoire vocalique, on aboutit à l'inventaire phonologique:

 
A
B
V
N
A
O
API
Voyelles tendues
4
0
1
0
0
0
i
 
4
0
1
0
1
0
u
Voyelles moyennes
5
0
1
0
0
1
è
 
5
0
1
0
0
0
é
 
5
0
1
1
0
0
ë
 
5
0
1
1
1
0
ö
 
5
0
1
0
1
0
o
 
5
0
1
0
1
1
ò
Voyelles lâches
6
0
1
0
0
0
a
 
6
0
1
1
0
0
ä
Ce tableau permet de déterminer le trait différentiel qui marque les oppositions d'un sous inventaire phonologique du créole. Par exemple, entre /i/ et le /u/, le trait différentiel est le voisement. Ce tableau permet de rendre compte aussi de l'espace clos, appelé topique, que forme ce sous inventaire et de mieux visualiser l'environnement spatial de chaque phonème ainsi que ses possibilités relationnelles à un trait près.
Quant à l'aspect syntagmatique relevant de la consécution des phonèmes, deux conditions sont nécessaires: le recours à la catégorie de l'aperture et le recours à la double plosion qui est une fonction de la chaîne parlée. La fonction se définit en termes de double effet acoustico-articulatoire:

"Toute chaîne commence par une explosion (ouverture) et se termine par une implosion (fermeture)" (CLG:79).

En règle générale, tous les phonèmes portent cette double plosion, cette double fonction que Coursil code par 0 pour explosion et 1 pour implosion. A partir du test saussurien des géminées, il en ressort quatre états qui récapitulent les possibilités de consécution des fonctions dans la chaîne parlée. Et, il n'existe qu'un et un seul cas valide sur les quatre cas possibles. Il équivaut à la frontière de syllabe (codée 10), à une rupture de la trame sonore, à un point concret. Pour syllaber la chaîne, il suffit d'établir une correspondance entre la catégorie de l'aperture et celle de la fonction de chaîne, la double plosion. A chaque fois que l'on trouvera la consécution 10, on sera en face d'une coupure de la trame sonore, d'une coupure syllabique. Coursil constate que si le codage des rangs d'aperture s'opère arbitrairement; celui de la fonction s'effectue abductivement, en commençant par la fin de la chaîne.

La règle d'abduction est la suivante:

La fonction d'un phonème est codé 0 si son rang d'aperture est plus petit que celui de son successeur; sinon elle est codé 1. De plus, la chaîne commence par une explosion (0) et se termine par une implosion (1). Illustrons cette règle par la séquence créole: papa mwen pati.

(10 constitue le point syllabique).

1 6 1 6 1 3 5 1 6 1 4 Aperture
p a p a m w ë p a t i API (tr. Fr: mon papa est parti)
0 1 0 1 0 0 1 0 1 0 1 Fonctions de chaîne (10 constitue le point syllabique)

La phonématique construite à partir de cette matrice de fonctions apparaît ainsi différentielle. Le phonème n'est sonore que pris dans le phénomène syllabique de plosion. Le fonctionnement du système symbolique du sujet, de l'activité de langage met en jeu deux typesde règles: les règles phonologiques (celles qui relèvent du principe paradigmatique) et les règles phonématiques (celles qui ont trait au principe syntagmatique). Celles-ci et celles-là s’appliquent aux objets symboliques que démantèle le sujet entendant et qu'il reconstruit à partir des règles qui découlent d'un des sous-système de la langue. Le modèle élaboré de proche en proche par les résultats du programme coursilien apparaît comme un modèle analytique qui vise à rendre compte du fonctionnement de la langue chez tout sujet qui entend la chaîne parlée, qui en comprend sa systémicité et les mécanismes qui la régissent dynamiquement.

4. LE PARADIGME DISTRIBUTIONNEL

Zelling S. Harris se montre réticent à l'endroit des critères physiques et psychiques dans l'étude phonologique d'une langue. Prendre en compte de tels faits, c’est aboutir immanquablement à des résultats fortement marqués par des variations et difficilement structurables. Harris fait donc abstraction de tout ce qui relève de l' intuition et se focalise sur l'examen des faits observables. Il va sans dire que tout élément qui ne peut être observé directement est exclu de son analyse. Dans le distributionnalisme de Harris les unités sont identifiées par substitution, puis définies et classées selon leurs caractéristiques distri-butionnelles, selon l'environnement phonique dans lequel elles apparaissent. Autrement dit, indiquer la distribution d'unité phonique ou son environnement phonique, c' est indiquer la suite d'unités qui la précède et la suite d'unités qui la suit. Au demeurant, l'identification par substitution n'est pas à assimiler à l'identification par commutation. Les deux procédures sont différentes. En effet, en commutation, deux éléments sont reconnus différents si le remplacement de l'un par l'autre entraîne une modification du contenu sémantique; en substitution, ce remplacement doit aboutir à une suite phonique que le sujet parlant juge différente de la séquence initiale. En d'autres termes, /t/ et /d/ sont reconnus comme des unités différentes en français selon les deux procédures Pour le distributionnaliste, le critère de distinction est le jugement intuitif de l'usager qui trouve que /tö/ et /dö/, /tä/ et /dä/ sont, par exemple, des suites phoniques différentes et non parce que les éléments différentiels entraînent des sens différents. Le trait pertinent n'est pas pris en compte par le distributionnalisme qui arrête l'analyse du signifiant au niveau du phonème. Face à l'étude distributionnelle, il faut noter que les résultats obtenus comportent des approximations; l'identification des phonèmes se fait sur la foi des distributions plus ou moins ressemblantes. La réponse de l'informateur n'est pas toujours nette et varie suivant le contexte. A Paris, prononce-t-on de la même manière ou des manières différentes, nous peinions, nous peignons et nous peignions? Cette remarque fait dire que la structure distributionnelle repose sur des critères relatifs; elle est donc relativement constante. La rigueur scientifique voulue au départ par le distributionnalisme est fragilisée par le fait d'une structuration relative patente. Un autre fait mérité d'être relevé selon lequel la distribution ne peut être examinée que pour des éléments ayant été préalablement identifiés. Par ailleurs, Harris dit que les données avec lesquelles il opère ne relèvent pas de la dimension acoustique ni articulatoire, ni ne résulte de l'intention du locuteur pas plus que de l'impression de l'auditeur; 1415 mais hérite de ce qui est commun à tous ces aspects des faits linguistiques. Il y a tout un programme de recherche expérimentale ayant trait à la structure des données que Harris ou d'autres distributionnalistes n'ont pas, à ma connaissance, mis en chantier.

5. LE PARADIGME GÉNÉRATIF

Il est intéressant de souligner que, face à l'analyse d'une langue, la linguistique structurale tout comme la linguistique distributionnelle commence son étude par l'examen des plus petites unités distinctives, les phonèmes. Elle examine ensuite les plus petites unités significatives (la morphologie) pour enfin travailler des groupes plus complexes d'organisation (la syntaxe) et de signification (la sémantique) . La linguistique générative-transformationnelle qui est, dans beaucoup de ses aspects, le résultat d’une évolution de l'approche structurale, part cependant du point de vue opposé. L'unité de base du système est la composante syntaxique et c'est à partir d'elle que seront étudiées d'abord les structures syntaxiques puis, selon la situation, la composante sémantique (pour aboutir au sens) et la composante phonologique (pour aboutir aux sons). La figure qui suit et qui est tiré de l'ouvrage de F. Dell (1973) illustre bien ces rapports.

 

   
Sens
   
   
Composante sémantique
   
Composante syntaxique
 
Structure syntaxique
   
   
Composant phonologique
   
   
Prononciation

 

La structure syntaxique est une entité abstraite qui contient en elle-même tous les éléments nécessaires à son interprétation et à la prononciation éventuelle. Le point de départ de toute phrase est une STRUCTURE PROFONDE, niveau abstrait de l'organisation de cette phrase. C' est cette structure profonde, sorte de phrase élémentaire, qui contient tous les éléments nécessaires à son interprétation sémantique. Cette structure profonde est ensuite modifiée par une suite de transformations. Celles-ci sont des opérations formelles (application de règles de déplacement, de substitution ou d'addition) qui sont appliquées à la structure profonde pour la transformer en une STRUCTURE DE SURFACE, formellement équivalente à la manière de dire les choses dans la langue (Germain et Leblanc,1981). Cette présentation succincte permet d'y percevoir un peu mieux la place de la phonologie. Celle-ci se situe manifestement au niveau de la structure de surface car c'est à partir de ses indications que les éléments formels de cette structure vont pouvoir être traduits en sons et produire une phrase bien formée. La prononciation d'une phrase dépend de la structure de ses constituants. La structure superficielle d'une phrase est une séquence de morphèmes munie d'un jeu de parenthèses étiquetées qui assignent une structure de constituants à cette séquence (Bell: 1973)

Voici un exemple de représentation par parenthèses étiquetées à partir de la phrase créole suivante:

 

Fanm-tala enmen mizik-la
(Fr: cette femme aime la musique)

( ( ( fäm ) ( tala ) ) ( ( ëmë ) ( ( mizik ) ( la ) ) ) )
P GN N N D D GN GV V V GN N N D D GN GV P

Par application des règles d'insertion de frontières de mots ou de syntagmes (symbole #) et de morphèmes (symbole +), on obtient:

###Fäm ##tala + sing#### prés + ind + perf + ëmë### mizik ##la + sing####

Pour Fäm, tala + sing, prés + ind + perf + ëmë, la + sing, le lexique donne les représentations phonologiques respectives:

/Fäm/, /tala/, /ø/ + /ø/ + /ø/ + /ëmë/, /mizik/, /la/

La phrase"Fanm tala enmen mizik la" a donc la représentation phonologique:

### Fäm ## tala + ø #### ø + ø + ø + ëmë ### mizik ## la + ø ####

Application de règles de la composante phonologique (règles de déduction):

R1: /tala + ø/ ®  [tala]
R2: /la + ø/ ® [la]
R3: /ø + ø + ø + ëmë/ ® [ëmë]

Suite à l'application de ces règles, on obtient une représentation phonétique de la forme:

[Fämtalaëmëmizikla]

La représentation phonétique engendre, après des règles de transcription, la phrase suivante:

Fanm tala enmen mizik la

{ [ä] ® an
{ [ë] ® en
{ + ajout du trait d'union avant [tala] et [la]

Les sons du langage, les phonèmes d'une langue sont caractérisés par des colonnes de spécifications de traits.
Pour l'exemple travaillé précédemment, voici sa configuration, sa matrice phonologique (a) et sa matrice phonétique (b):

a) matrice phonologique

 
Son.
Syll.
Cons.
Cont.
Nas.
Haut
Bas
 
Arr.
Rond
Ant.
Cor.
Voix
Rel.Ret.
 
 
 
 
 
 
 
 
###
 
 
 
 
 
 
Fäm
– + +
– + –
+ – +
+ + +
– + +
– – –
– + –
 
– + –
– – –
+ – +
– – –
– + +
+ + –
 
 
 
 
 
 
 
 
##
 
 
 
 
 
 
tala
– + + +
– + – +
+ – + –
– + + +
– – – –
– – – –
– + – +
 
– + – +
– – – –
+ – + –
+ – + –
– + + +
– + + +
 
 
 
 
 
 
 
 
####
 
 
 
 
 
 
ëmë
+ + +
+ – +
– + –
+ + +
+ + +
– – –
+ – +
 
– – –
– – –
– + –
– – –
+ + +
+ – +
 
 
 
 
 
 
 
 
###
 
 
 
 
 
 
mizik
+ + – + –
– + – + –
+ – + – +
+ + + + –
+ – – – –
– + – + –
– – – – –
 
– – – – +
– – – – –
+ – + – –
– – + – –
+ + + + –
– + + + –
 
 
 
 
 
 
 
 
##
 
 
 
 
 
 
la
+ +
– +
+ –
+ +
– –
– –
– +
 
– +
– –
+ –
+ –
+ +
+ +
 
 
 
 
 
 
 
 
####
 
 
 
 
 
 

b) matrice phonétique

F ä m t a l a ë m ë m i z i k l a
Son. + + + + + + + + + + + + +
Syll. + + + + + + + +
Cons. + + + + + + + + +
Cont. + + + + + + + + + + + + + + +
Nas. + + + + + +
Haut + +
Bas + + + + + +
Arr. + +
Rond
Ant. + + + + + + + +
Cor. + + + +
Voix + + + + + + + + + + + + + +
Rel. Ret. + + + + + + + + + + + +

 

L'unité de base de la phonologie générative n'est pas le phonème puisque comme le souligne Bibeau (1975), la notion de phonème est inopérant lorsqu'il est question de son traitement pendant les diverses étapes de la description linguistique. C'est la notion de trait distinctif qui est privilégié dans la phonologie générative. Ce sont surtout Chomsky et Halle qui, en 1968, firent le point sur cette notion de trait distinctif en reprenant toute cette question pour pouvoir intégrer dans un nouveau cadre les résultats de nombreux travaux sur plus d'une centaine de langues et être à même de rendre compte des caractéristiques observées. Les traits distinctifs sont posés par Jakobson comme un système destiné à représenter les contrastes entre les énoncés dans n'importe quelle langue. Par contre, les traits distinctifs sont conçus par la grammaire générative et transformationnelle pour la description des sons de n'importe quelle langue et leur système définit l'ensemble des possibilités articulatoires et auditives ou perceptuelles que l'homme peut employer à des fins linguistiques (Dell: 1973). Pour l'heure, on ne connaît qu'une partie du stock universel des traits pertinents. Dans le SPE (The Sound Pattern of English), Chomsky et Halle ont proposé un système d'une trentaine de traits qui devra être enrichi et réajusté à mesure que la phonologie sera mieux connue. La matrice phonologique du français ne présente que quatorze traits distinctifs. En effet, chaque langue a en propre un petit nombre de phonèmes qui se combinent diversement dans le lexique pour donner les représentations phonologiques des morphèmes. Pour déterminer par exemple le tableau du sous-système vocalique du créole, il nous faut tenir compte des considérations apportées par Chomsky et Halle. Dans le système proposé par ces derniers, la masse de la langue ne peut prendre que trois positions distinctes sur l'axe vertical et deux sur l'axe horizontal. Les sons, produits lorsque la masse de la langue est abaissée, sont dits bas [+ bas]; ceux, produits lorsque la masse de la langue est élevée, sont dits hauts [+ haut]. Les sons qui sont à la fois [- bas] et [- haut] sont ceux produits avec une élévation moyenne de la masse de la langue. Les sons durant lesquels la langue est massée en arrière de la bouche sont arrière [+ arr] et les autres sont d'avant ou non-arrière [- arr]. En combinant les trois positions possibles sur l'axe vertical et les deux possibles sur l'axe horizontal tout en tenant compte du trait nasal, on obtient un tableau à vingt-quatre cases où nous rangeons les voyelles du créole:

 
- Arrière
+ Arrière
- rond
+ rond
- rond
+ rond
- nas
+ nas
- nas
+ nas
- nas
+ nas
- nas
+ nas
 
+ haut
i
 
 
 
 
 
u 
 
- bas
 
é
ë 
 
 
 
 
o
ö
+ bas
- haut
è 
 
 
 
 a
ä 
ò
 
 

Ce sont les règles phonologiques qui assignent une interprétation phonétique aux présentations phonologiques. La représentation phonétique d'une phrase concerne directement une certaine prononciation sans faire intervenir aucune considération propre à la langue en question. Mais une représentation phonologique n'a d'interprétation qu'à l’intérieur du système d'une langue donnée (Dell:1973). Les règles phonologiques sont toutes de la forme X---->Y/ K, i.e réécrire X comme Y quand la condition K est réalisée. Ainsi la règle de nasalisation des voyelles a la forme suivante:

[+ voc, - cons ]
®
[+ nas ] / ________ [+ cons, - voc, + nas]
1   2 3 1 4

(règle d'addition )
Elle se lit de la manière suivante: une voyelle (1) devient nasale (2) dans le contexte (3) voyelle(1) suivie d'une consonne nasale (4). (1) et (4) constituent la description structurale (D.S); (2), le changement structural (C.S).
La règle s’applique donc à ce qui suit:

/ divin / ®/ divïn /
/ plèn / ®/ plën /

L'observation des formes dérivées obtenues après l'application de la règle de nasalisation indique que la consonne nasale est toujours présente. Il faut se donner alors une seconde règle phonologique pour résoudre ce problème à savoir une règle de la chute de la consonne nasale:

[+ cons, + nas ] ® ø / [+ voc, + nas ] (règle de substitution par chute)

Dans cette règle ø signifie ne se réécrit pas. On obtient alors:

/ divïn / ® / divï /
/ plën / ® / plë /

La règle précédente permet de résoudre le cas / plën / ®/ plë / mais nous laisse avec une
voyelle nasale qui n'est pas exactement celle qui est attendue dans la prononciation. A l’observation, on remarque qu'en ouvrant la voyelle, on résout ce cas. La règle à mettre en place s'exprime en termes de règle de réajustement de timbre:

[ + voc, + nas ] ®[ + ouv ] / ... (règle de substitution par modification)
/ î / ®/ ë / et donc / divï / ®/ divë /

Avec ces formes de règles, on se retrouve dans un mode de fonctionnement par essais et erreurs. Une règle reste valide aussi longtemps qu'un contre exemple n'a pas été trouvé. Cependant, cette rigueur même permet des analyses beaucoup plus fines des phénomènes linguistiques avec un ensemble de type de règles très restreint. En effet, il est possible de traiter sous forme de règles plusieurs des phénomènes décrits dans la phonétique combinatoire de même que des phénomènes comme la chute de consonnes, le cas du "e» muet et de la liaison en français par exemple. Mais n'oublions pas que comme pour les autres approches descriptifs de la langue, l'approche générative reste une hypothèse destinée à rendre compte du fonctionnement de la langue, une hypothèse destinée à mettre en évidence le code de la langue puisque ce code est entreposé dans le cerveau de chacun des sujets parlants qui n'ont conscience ni du code qu'ils utilisent ni des opérations mentales effectuées. Par conséquent, les linguistes n'ont pas directement accès au code de la langue. Le modèle génératif résulte donc de l'examen systématique des phrases prononcées par les sujets parlants et le sens que ceux-ci leur attribuent. Ce modèle revient, on le sait, à définir un dispositif de taille finie (une grammaire = un système de règles) qui puisse construire mécaniquement (générer) toutes les séquences qui font partie de ce langage, et qui ne puisse construire que ces séquences-là (Dell: 1973). La grammaire générative cherche non seulement la formulation de règles les plus abstraites et les plus simples possibles, mais aussi la description du système réel de la langue tel que l'utilise un groupe d'humain pour articuler quelque 40 sons minimaux en des milliers de phrases (Bibeau: 1975). On sait que le principe de la faculté de langage innée anime toute la démarche de Chomsky (1969) et va contribuer à l'élaboration du modèle de la compétence des usagers, i.e de la grammaire de leur langue. La recherche de la compétence linguistique que les générativistes ont menée s'est faite au niveau le plus abstrait et le plus général dans l'établissement des règles d'une langue. L'idée, on le voit, c' est que ces règles se retrouvent dans d'autres langues et éventuellement dans toutes les langues. Cela explique, chez ces linguistes, la part octroyée à la formalisation des règles et aux conventions techniques. Les générativistes en travaillant sur la compétence et en isolant la performance (utilisation de la compétence par le sujet parlant dans des situations concrètes) ne peuvent pas mesurer les règles phonologiques au plan de la performance. Celles-ci ne pourraient être appréciées d'après le comportement ou l'intuition des sujets parlants. Les règles de la phonologie générative restent donc, pour l'instant, une simulation de la façon dont sont engendrées les séquences à partir des traits distinctifs. Par ailleurs, le concept de simplicité a été mis en avant par Chomsky pour rendre le modèle linguistique plus économique. Et, une description est d'autant plus simple pour lui que le nombre d'éléments ultimes (traits pertinents en l'occurrence) auxquels elle a recours est plus petit. Mais cela correspond-il à ce qui est simple pour les usagers d'une langue? La remarque de Ladefoged (1972) nous avise que la réalité n'est pas aussi simple que cela. En effet,"la neuropsychologie et la psychologie nous indiquent qu'au lieu d'emmagasiner un petit nombre d'éléments primaires et de les organiser selon un grand nombre de règles, nous emmagasinons un grand nombre d'items complexes que nous manipulons à l'aide d’opérations comparativement simples". Autrement dit, une autre façon de gagner en simplicité serait de réduire les règles et d'augmenter les éléments. Là encore, le test de la validité d'un tel programme reste ouvert au chercheur.

6. CONCLUSION

Le parcours que nous venons d'entreprendre dans le paysage des programmes de recherches en phonologie suscitent plusieurs remarques. Depuis Saussure, depuis l'école pragoise les réflexions en ce domaine ne se sont pas taries. Chacune d'elles a apporté sa part de compréhension et son modèle pour tenter de rendre compte de ce qui part du son et qui n'est pas le son à savoir des phonèmes et de son organisation propre dans la gestion des faits de langue. Il est intéressant de noter que chaque programme de recherche sur la langue repose sur un protocole de recherche qui se laisse voir pour certains et qui apparaît implicite pour d'autres. Le modèle pragois n'est pas similaire au modèle chomskyen. Le premier présente l'objet langue comme une réalité qui se laisse saisir sans trop de difficulté et, à l'aide d'une méthodologie éprouvée, celle de la commutation, les chercheurs de cette école travailleront à décrire, à formaliser les mécanismes de la langue et à expliquer ce qui est en jeu dans le rapport entre son et sens. Le protocole de recherche des générativistes est autre. L'objet-langue est assimilé dans le cerveau du sujet à un modèle struc-turé comme les modèles formels utilisés en mathématiques, comme un modèle où la notion de règles, de systèmes de règles jouent un rôle notoire dans le rapport entre le son et le sens et expliquent comment tout sujet est capable de reconnaître et de produire toutes les phrases bien formées de sa langue. Le modèle saussurien repris et reprécisé par Coursil se singularise des autres dans la mesure où ce modèle considère la langue comme correspondant à une activité de pensée. L'objet-langue se doit d'être un modèle simulant cette activité de pensée, exprimant en somme la position du sujet écoutant, la position du sujet en train de déconstruire la chaîne phonique pour la reconstruire par son dispositif de lecture interne. Il n'empêche que tous ces modèles laissent percevoir qu'il y a en deçà de la variation de la parole humaine de l'invariant symbolisé par la langue. Il n'empêche également que tous ces modèles phonologiques restent des hypothèses de chercheurs pour traduire cet invariant symbolisé qui entretient une intimité avec l'activité de pensée et avec celle de la parole. Parler d'hypothèses, c' est laisser entendre que rien n'est définitif, que les différents modèles explicatifs peuvent être remis en cause et que d'autres programmes de recherches issus d'autres modèles peuvent voir le jour. A ce sujet, signalons que, depuis les années soixante-dix, quatre-vingts, phonologie générative, basée, on le sait, sur le modèle SPE (Sound Pattern of English: 1968) a été reconnu comme insuffisant pour décrire le fonctionnement des langues à tons et des langues sémitiques. Certains générativistes ont abandonné le modèle linéaire SPE pour des modèles plus adaptés qui conduisent à des phonologie multilinéaires et permettent de rendre compte des langues qui invalidait le modèle SPE (Laks: 1997). Cette floraison des recherches phonologiques d'une part et, celle des divergences légères ou profondes constatées d'autre part, laissent apparaître de prime abord une balkanisation du champ. Il nous semble au contraire que cet éclatement n'a rien d'inquiétant. Il nous offre au contraire en cette fin du XXè siècle un exemple vivant du fonctionnement de l'histoire des sciences qui, on le constate, est faite de ruptures, de retours en arrière et de continuités. Dans cette démarche à la fois discontinue et continue, l'objectif est le même: rendre compte de la vérité des choses et la phonologie, comme science, n'échappe nullement à cette visée.

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